Le marché de l’art et la rationalité économique

 

La maquette du nouveau Musée d’art contemporain de Montréal, actuellement en construction près de la Place des Arts.La maquette du nouveau Musée d’art contemporain de Montréal, actuellement en construction près de la Place des Arts.

Que Montréal se jumelle aux autres grandes villes pour présenter une exposition annuelle

Nous sommes à l’heure des techniques modernes de communication, qui réduisent notre planète, à la dimension d’un « village global ». À notre époque la plupart des artistes en art visuel, rêvent de faire leur entrée dans le réseau « sélect » de l’art contemporain international. Cela afin de faire partie d’une minorité de privilégiés qui, après s’être fait mythifier, connaîtrait gloire et fortune à l’échelle mondiale. Quel beau rêve!

L’art international,
c’est quoi au juste?

C’est un milieu extrêmement restreint, dirigé par des gens qui nous présentent « les mêmes artistes dans un même vide à la mode...qui exposent à travers le monde », nous dit Élisabeth Couturier, dans un article intitulé : « Qui donc règne sur l’art moderne? »(Paris-Match 2 août 1990, p.3). Elle ajoute : « Qu’importe la multiplication des musées s’ils montrent tous la même chose ! Des signes de lassitude commencent cependant à percer » (P.5). Auparavant, Yves Robillard parlait dans le même sens lorsqu’il affirmait (dans « le marché de l’art contemporain international et le tiers-monde culturel »(revue « possible », vol.14, no.1, hiver 1990), avec citations à l’appui que ce cartel d’esthètes de la finance « serait dirigé par une trentaine de décideurs ». Et que, ce que l’on appelle « art international », ne concernerait en fait que trois pays « il faudrait dire art international américain avec deux filiales : l’Italienne et l’Allemande » (p.43).
Ceci nous démontre à quel point dans les hautes sphères, l’art contemporain est devenu, à quelques exceptions près, non plus un produit de création, mais surtout un produit de consommation de luxe. Uniforme et banal; manipulé par seulement quelques individus.
On semble oublier présentement que le monde de l’art est depuis toujours d’essence humanitaire et révolutionnaire. Il devrait être très prudent face à celui de l’économique, qui lui, est plutôt axé sur la productivité, l’efficacité et la rentabilité.
En art international actuel, une seule chose compte pour ses promoteurs, c’est la spéculation pour un enrichissement personnel. « New art, new money » nous dit le « New York Times ».  Certains ne déballent même pas les oeuvres; privant ainsi la population de « jouir » de certains chefs-d’oeuvre, pour atteindre leur fin. Pour ces leaders  de l’art « biz » (business), l’important c’est , qu’avec l’entrepreneuriat et les opérations de marketing, ils développent des modes ou des tendances qui feront grimper les cotes de leurs poulains. Par contre, l’on connaît fort bien la très grande différence qui existe parfois entre le plus grand artiste et celui le mieux coté.

La pire calamité qui pouvait survenir dans le monde des arts est arrivée, et c’est que le marché de l’art soit entièrement soumis aux critères de la rationalité économique. De spéculations en spéculations,  certaines grandes oeuvres ne sont dorénavant accessibles qu’à une infime minorité (les ventes aux enchères atteignent maintenant plus de 80 millions $ US, le tableau). C’est aberrant, quand on sait qu’en tant que patrimoine culturel de l’humanité, l’art devrait appartenir à tous.

Notre société qui évolue dans univers de théâtralisation de l’actualité, et ce à une folle allure, semble avoir perdu les traces de certaines valeurs essentielles qui ont depuis toujours orienté les hommes et donné un sens à leur vie. Et l’oeuvre d’art est l’une de ces valeurs. Bien symbolique, elle n’est pas un simple objet de production et de consommation de masse. Il ne faut pas la réduire à un art de marchandise. L’objet d’art est une valeur immatérielle. Parfois, l’oeuvre la plus puissante est composée de quelques débris aux grands pouvoirs évocateurs. Matériellement elle ne vaut à peu près rien. Une de ses plus hautes fonctions n’est-elle pas d’apprivoiser l’esprit et de la localiser dans la matière ? Ce qui est aux antipodes de l’agir du monde de la finance.
La grandeur de l’art se trouve en de nombreux cas, dans un dépouillement si grand qu’il laisse entrevoir un ailleurs essentiel. Est-ce pour pallier à cette carence de valeurs dans une société beaucoup trop matérialiste, que nous assistons à une résurgence du sacré dans les oeuvres de plusieurs artistes actuellement ?  Et comme il est dommage que nous soyons passés de l’ère des collectionneurs à celle des investisseurs; qui trop souvent connaissent le prix de tout et la valeur de rien.
C’est l’ère des gestionnaires ! Depuis le début des années 80, plusieurs artistes hypnotisés par l’appât du gain se sont égarés dans le dédale de Crésus. L’artiste s’aliène lorsqu’il cherche à plaire pour mieux vendre; c’est la meilleure façon d’édulcorer son oeuvre. Il faut dépasser la tendance d’une décennie de gestion et profiter de ses influences positives. Durant cette époque la mutation qu’a subie l’artiste a été à plusieurs égards bénéfique. Son statut a été amélioré par ces stratégies d’action. Il a appris qu’il se devait, comme tout être humain, de tenter de vivre décemment et que ceci ne ferait que favoriser l’inspiration; et non le contraire comme on l’a cru trop longtemps.

Un éveilleur de conscience

En cette ère où l’art est communication, il a aussi appris qu’il était important d’appliquer ces nouvelles techniques pour s’imposer sur le marché de l’art afin de communiquer son message; afin aussi de trouver une tranquillité d’esprit pour redécouvrir le plaisir de créer et finalement pour rendre son oeuvre accessible à tous.
Certains artistes n’ont pas été suffisamment conscients pour se rendre compte que sous le toit de la gestion, trop souvent, l’on dort dans les bras du confort, et que cette situation est stagnante. Une des fonctions de l’artiste est d’être un éveilleur de conscience, et s’il n’est pas vigilant, il marchera toujours vers l’horizon de l’art international décrié plus haut. Dans la nouveauté de l’hybridation des disciplines art/économie, il ne doit faire aucune concession quant à son authenticité et à sa vérité. Pour que l’art appartienne à nouveau à l’artiste, il se doit de collaborer avec les gens d’affaires, tout en demeurant entièrement libre de toute soumission, de toute attache et de toute manipulation. J’espère qu’au cours de la décennie qui s’amorce nous assisterons à la multiplication de ce nouvel artiste.
Notre ouverture sur le monde a commencé il y a trois (3) décades et il serait anachronique de s’en tenir à une mentalité régionale. Continuer de murir sur le plan de l’identité est, par contre, une entreprise existentielle pour nous. C’est une condition sine qua non pour s’accomplir à l’échelle planétaire. Par l’ensemble de nos oeuvres, ne devons-nous pas « dire » spécifiquement ce que nous sommes ? Être en état de questionnement perpétuel, pour focaliser notre unicité et la faire croître afin que nos oeuvres ne soient pas désincarnées, voilà l’état dans lequel nous devons nous retrouver si nous désirons éviter la banalisation du nivellement international.
Au niveau socioculturel, le Québec d’aujourd’hui est une réalité multiethnique.
Le créateur ne peut faire autrement que de photographier, peindre ou sculpter ici, actuellement, cette dimension nouvelle du métissage des cultures.  Nous touchons encore une fois l’universel, car nous vivons et nous vivrons de plus en plus dans une microsociété internationale; se rejoignant à travers une langue et un lieu spatiotemporel précis.

Une approche multinationale

Et, si l’on continuait maintenant à agrandir le cercle jusqu’aux confins de la planète! Montréal est présentement, de par ses multiples talents, un des principaux centres d’art contemporain au monde; mais, malheureusement, il subit l’injustice d’être hors circuit;  de faire partie du « tiers monde culturel ».
J’ai eu l’occasion récemment de participer à l’exposition « Dans dix ans l’an 2000 », présentée à travers le réseau des Maisons de la Culture de la Ville de Montréal. Cet événement m’a semblé très pertinent. Les artistes participants ont été sélectionnés par un jury polyvalent et impartial. Cette initiative m’apparaît être une base solide, pour une suggestion d’envergure et complexe, mais combien équitable.
Si la Ville de Montréal se jumelait à la principale ville de chacun des pays composant les cinq (5) continents et qu’ensemble (toujours en collaboration avec les associations d’artistes et les chroniqueurs d’art), ils présentaient,  à tour de rôle, une exposition annuelle d’art contemporain ? nous assisterions de cette façon, à l’émergence de certains phénomènes paradigmatiques. Des affinités naîtraient et notre champ de conscience universel s’agrandirait. Cette approche multinationale abolirait toutes les frontières. Ce serait l’unité dans la diversité et les multiples tendances de l’art actuel de même que la spécificité de chacun seraient respectées. De cette façon, nous assisterions, je crois, à un authentique art international.

Maurice Demers
Le Devoir, 17 novembre 1990
Des idées, des événements