Quand le théâtre se fait vie


LA PLACE DES ARTS HORS LA PLACE-DES-ARTS 

Au grand spectacle de la vie courante, sous les chapiteaux politiques se dérouleront au cours des mois qui viennent des drames vécus et joués à la fois. Un groupe d’artistes, d’ouvriers, d’humains de toutes spères, y compris un théologien a déjà acquis une expérience respectable dans un domaine vaste et encore mal exploré au Québec, celui du théâtre d’animation... théâtre social.

Dimanche, 22 février... comté de Mercier, deux comités de citoyens manifestent devant la salle paroissiale du Saint-Sacrement. Les manifestants entrent dans la salle, prennent au passage une chaise et vont s’installer à leur guise entre les trois lieux scéniques disposés en triangle.

Ils ont à la main un clou et une boîte de conserve... instruments bruyants et anodins en apparence qui deviendront utiles en cours de spectacle. Le clou... c’est un mini symbole du travail... la boîte métallique, c’est un arrière-goût de la société de consommation.

L’image entre en scène
Alors l’image entre en scène. Des slogans, des photos, des dessins, des statistiques sont projetés sur les murs de l’enceinte... une trame sonore se déroule... âpre, dure, bruyante, bruits de machines qui iront croissants à mesure que les scènes s’animent.

Au cours du spectacle-manifestation, des scènes de violence sont projetées, des sirènes retentissent, menant le public à un paroxysme à une tension suprême. De nombreux écrans des rétro-projections, des éléments de décors disparates ornent la salle... chaque objet ici a son utilité.

Le public est composé de tous les ouvriers qui ont fourni les thèmes de l’intrigue... et de gens comme vous et moi, voués eux...

Un théâtre populaire
L’action schématique qui va se dérouler sur les trois scènes est élaborée par les membres du Comité de citoyens... il y a un but défini au spectacle, une prise de conscience massive et quasi instantanée.

Sur la première scène, un jeune couple « bien ». Le mari écoute son hockey du dimanche soir à la radio... la femme regarde la télévision culturelle... l’automobile, le standing, les éléments de la société de consommation constituent l’essentiel des préoccupations de ce couple.

Sur la seconde scène, un ouvrier travaille avec son apprenti. Derrière lui, son patron qui vient commenter son travail, troubler ses minutes de « pose-café ». Un patron que les ouvriers eux-mêmes ont voulu acariâtre, mesquin, déplaisant... Un patron « comédien » qui devra jouer ce vilain rôle sans surseoir jusqu’à la fin de la soirée, au risque de recevoir des chaises sur la tête.

L’apprenti, lui, veut devenir patron... il est jeune, ambitieux et... dans une certaine mesure, candide. L’ouvrier au cours d’une dispute avec son patron sera mis à la porte et deviendra chômeur...

La taverne
Il entraîne avec lui son apprenti, et invite le jeune monsieur bien à le suivre à la taverne... celui-ci refuse. Sur le troisième lieu scénique, le nouveau chômeur se retrouvera aux prises avec un contestataire des CEGEPs et un syndicaliste désabusé...

La discussion s’engage entre eux... quelques musiciens poursuivent une sorte de « complainte des travailleurs » inspirée du « gospel song ». C’est alors au public d’intervenir, d’entrer dans la discussion au bruit familier des machines, bruit amplifié de minute en minute.

Il se produit une réaction qui peut aller jusqu’à la violence. Tout prévu pour laisser le public s’exprimer intégralement, sans limites, sans interdits...

Des tentatives précédentes « en décembre notamment » ont donné, des résultats étonnants avouent, Maurice Demers et Monique Jarry. « Notre vie à nous ne sera plus jamais la même. Quand nous sentons ainsi s’exprimer pour la première fois des gens qui ont une trop longue habitude du silence, nous ne pouvons qu’être touchés profondément. »

Un moyen d’éveil et d’expression
Le théâtre peut et doit selon les uns devenir un moyen d’éveil. Le but des spectacles organisés par un spécialiste en environnement, des créateurs, comédiens, « Jean Richard, par exemple » et précisés par les citoyens des divers quartiers de Montréal est celui-là même de donner au Québec une conscience sociale qu’il acquiert peu à peu.

La seule forme de théâtre populaire qui se soit pratiquée au Québec depuis le début du XXe siècle est le mélodrame de la belle époque d’Aurore ou le spectacle vulgaire des Variétés populaires et de la Grosse Manda.

Ici, une dimension sociale s’ajoute au dessein bien défini de toucher un vaste public. Il ne s’agit plus cette fois d’abêtir un public, mais de participer « fraternellement » d’égal à égal à son épanouissement.
« L’artiste, nous dit Maurice Demers, a le devoir de s’intégrer à la société... il ne peut plus conserver son rôle marginal... »

« Nous retournons à l’époque des bâtisseurs de cathédrales où l’artiste et l’artisan se confondaient avec la foule des tailleurs de pierres et des menuisiers. Nous pouvons de nouveau faire partie du monde. »

Où mène l’expérience
Une fois passée l’expérience, cette espèce de dynamique de groupe abrégée, sur quoi débouchera la prise de conscience qui doit nécessairement en résulter? « Nous ne le savons pas encore tout à fait, disent les ouvriers du spectacle... Nous verrons ensuite avec les gens eux-mêmes ce qu’ils entendent faire. »

« En principe, nous disons, il y a quelque chose qui ne tourne pas rond dans l’organisation actuelle de la société... il faut renverser certaines valeurs acceptées, les remplacer par de nouvelles. »

Quelles sont ces nouvelles valeurs, puisque nous touchons ici à l’aspect politique de la société? S’agit-il de proposer un socialisme intégral à des gens « éveillés » enfin décidés à mettre fin à leur misère? Non pas... « Le socialisme tel qu’appliqué en URSS, en Chine ne saurait nous convenir. Mais ce qui importe, c’est de savoir que le Québec peut trouver des solutions politiques originales. Ces solutions ne naissent pas spontanément, il faut les provoquer, les trouver ».

Un groupe représentatif
L’action communautaire est d’ailleurs solidement engagée, réunit autour de ces spectacles populaires des prêtres, des artistes, des policiers, des travailleurs, des étudiants.

Un exemple cher à certains d’entre eux : les communautés de base déjà établies en Europe dans certains pays. Un exemple de cette fraternité humaine qu’ils veulent faire renaître.

La communauté de base regroupe des gens appartenant à divers milieux. Ces personnes ou familles mettent leurs ressources en commun, suffisent à leurs besoins, et mettent de côté chaque mois ou chaque semaine une somme qui constitue l’excédent envoyé régulièrement à une autre communauté de base plus pauvre en Afrique, en Amérique latine, etc...

Il faut d’abord, bien sûr, que tombent certaines barrières. Loin de la recherche solitaire, les artistes peuvent dès maintenant mettre leur imagination et leur sensibilité au service de la société. Ils en ont trouvé le moyen.

Un mouvement qui n’est qu’amorcé

Le mouvement amorcé à Montréal doit se répéter, se poursuivre, s’amplifier à travers tout le Québec. Les nouveaux « apôtres » de la prise de conscience vont tenter de donner le même spectacle dans diverses salles. Leur théâtre a au départ l’avantage d’être vivant et de pouvoir se transformer au gré du temps, des événements...

Francoy Roberge
Sept-Jours, 28 février 1970
Pages 6 et 7
Photos Réal Filion