Un nouveau langage

Les origines

Les signes graphiques datent du temps des premières manifestations symboliques des Hommes. À l’origine, ils se composèrent de points, de taches, de tirets, de hachures, de cercles, de rectangles, etc. Ils furent, entre autres, dessinés sur la peau, tracés sur le sol, gravés sur les ossements, les bambous, les écailles de tortues et la pierre, avec des outils rudimentaires. Ils entérinèrent l’identité des peuples et assurèrent à la fois la pérennité de leurs existences. Porteuses de sens et de valeurs, ces traces visibles que sont ces écritures imagées, furent les premières empreintes du vivant humain.

Des écritures plastiques contemporaines

Ce sont ces sources des graphies premières qui m’ont inspiré pour concevoir et programmer des environnements, au cœur des années 1960. La conception d’environnements n’avait rien de commun avec ce que l’on représentait sur les scènes artistiques du monde à cette époque. Elle concernait des populations entières et visait par des interactions participatives et créatrices de les aider à s’accomplir pleinement. L’œuvre environnementale est un art éphémère qui rejoint l’architecture, voire l’urbanité. Elle est un art et une science de l’organisation du vécu qualitatif de la quotidienneté d’un peuple. Elle fusionne culture savante et culture populaire. Elle procède selon son propre langage,  qui est le fruit de l’apport des diverses disciplines qui ont contribué à son éclosion.

Chaque signe de cette langue inusitée s’adaptait à une époque et à une culture renouvelées. Il possédait un potentiel performatif. Attestant d’un art de design contemporain j’ai voulu exprimer, à l’aide de pictogrammes, d’idéogrammes, de projections de lignes et de formes colorées projetées dans la réalité spatio-temporelle quotidienne, des intuitions, des sensations, des perceptions d’ordres polysensoriel, psychologique, métaphysique, voire parfois logique du vécu de notre ethnie. J’ai aspiré à ce que l’évocation métaphorique des traces de notre vie, dans une haute période d’évolution de notre histoire, laisse présager un monde autre, à hauteur d’Homme. Cette écriture plastique permit d’acquérir une vision plus consciente de l’environnement, tout en rejoignant un langage universel pouvant être accessible à tous. Cela aura été pour moi un moyen d’archivage de faits définitoires, concernant notre façon d’être et de vivre, pour empêcher que la mémoire oublie. Au sein d’une perception qui hantait mon esprit et qui était étroitement liée à l’action, les signes que je traçais se situaient au-delà des langues, des races et des us et coutumes. Transculturels ils surgissaient donc de la nuit des temps et accompagnaient la longue marche de l’histoire. Créés il y a déjà plus de quarante années, soit une décennie avant l’invention de l’ordinateur personnel, ils laissaient présager tout à la fois le langage logographique des icones informatiques actuelles. Le fait d’inventer un langage d’événements sans texte et donc international, m’a permis de prolonger, voire de renouveler la graphosphère, pendant un certain moment de l’histoire de l’humanité.

Les trois étapes

Précédée de grands dessins d’environnements sur cartons noirs et composée de 125 signes graphiques — l’alphabet syllabique cherokee ne contient-il pas que 85 symboles et en Afrique le n’ko que 72 symboles? — mon écriture se subdivise en trois étapes : la structure de base, la planification des éléments de la mosaïque dans l’espace et la programmation rythmique et sensorielle dans le temps. Cette écriture est tracée sur de grands rouleaux de papier, sur des cartons colorés ou sur des plastiques transparents où se superposent les actions temporelles des humains, au cours d’un processus événementiel planifié.

Les structures de base

Cette structure est l’essence et même la quintessence du scénario global en situation d’émergence. Elle est la synthèse des deux autres éléments. C’est la concrétisation de l’un dans le multiple. C’est le schéma du cycle complet de l’espace-temps d’un environnement intégral. Cette alliance nouvelle utilise une mixité des données, dont celles des signes picturaux préhistoriques, du design, de l’art et la science des symboles, de même que de la psychologie des couleurs.

Planification des éléments de la mosaïque dans l’espace

C’est la représentation, en deux dimensions, d’un pattern ou d’un design tridimensionnel en évolution constante. Chaque élément constituant, qu’il soit analogue ou complémentaire aux autres, est autonome, tant par sa forme, que sa couleur, tout en étant intimement relié au tout. C’est un système modulaire et synergique pour des humains multidimensionnels. Cette planification confronte, juxtapose, met en parallèle ou en contradiction dans l’espace, tous les fragments de la mosaïque dans des buts bien précis. Le concepteur planifie l’invisible voire l’imprévisible qui surviendra au cours de la participation interactive. Cela, en tenant compte des réactions inattendues des gens, de même que des fluctuations qu’engendrent les effets sur la cause ou le « feedback » d’un événement où le hasard et l’instabilité jouent un rôle primordial. Cette planification est conçue en fonction d’une œuvre ouverte permettant à chacun de s’y insérer et de la transformer. Ainsi, en engendrant cette œuvre, le concepteur-réalisateur crée des créateurs et est à la fois recréé par eux.

Programmation rythmique et sensorielle dans le temps

C’est un immense diagramme, ressemblant étrangement à un électroencéphalogramme ou à un électrogramme. Il est une projection des pulsations rythmiques et des stimuli sensoriels dans la durée. Bâti à la façon d’un diagramme d’évolution et de régression, il prévoit les temps calmes et les temps forts du déroulement de l’événement. Les critères principaux des points culminants sont d’une part le degré de conscience atteint et d’autre part la captation des potentialités humaines mises en œuvres au cœur du lieu de l’Homme. C’est le moment intense où l’être tente de vaincre le temps, en sublimant la banalité du quotidien. Ces environnements témoignent donc d’une authentique « révolution de la quotidienneté ». Comme on l’a vu, cette programmation est composée de différents signes, sigles et symboles qui sillonnent un tracé vibratoire. Ceux-ci représentent, chacun à leur façon, soit un médium, une discipline, un geste, une attitude, une émotion. L’être humain, le verbe, l’action, l’objet, le mot écrit, le mouvement, la cadence des formes, des images, des sons, des lumières, des silences, de la musique, des bruits et de la matière en ébullition, se retrouvent tous simultanément ou alternativement en état ou en situation d’émergence.

Le créateur engendrant la conception et la réalisation d’un environnement intégral a en main des armes psychologiques sensorielles, idéologiques et spirituelles puissantes pouvant influencer des communautés entières. Il est capable, à l’aide de stimuli multiples et variés, de provoquer toutes les réactions possibles et impossibles. Elles peuvent aller de l’anxiété, au plaisir, de l’agitation à la panique, en passant par la réflexion,  la sérénité et pouvant aboutir à l’euphorie, voire à l’extase.

Maurice Demers
Avril 2009