La sécheresse fatale d’un monde inculte

La dévalorisation de la culture, un problème de civilisation

 

Photo : Maurice DemersGuernica de Picasso, détail.

Nous vivons, en notre société marchande occidentale, dans la sécheresse d’un système où tout ne doit être que chiffrable, afin d’être comptable et finalement rentable; et ce, à courte échéance. C’est l’ère du rythme effréné des hommes d’actions qui s’enlisent dans un univers pragmatique, de plus en plus stérile.

Il n’est pas étonnant que dans un monde aussi utilitaire, la culture soit traitée en parent pauvre et plus souvent qu’autrement mise au rancart.
Après s’être fié durant plusieurs siècles sur la révolution industrielle, pour améliorer le sort de l’humanité, après avoir mis par la suite, tous ses espoirs dans la science, après avoir conféré trop de pouvoirs à la technologie et aux mathématiques, pour finalement devoir aboutir à gérer sa vie selon les critères de l’économie, l’être humain ne devrait-il pas dorénavant s’ouvrir à l’univers de la culture? Quand serons-nous enfin prêts à lui accorder la primauté?
On sait maintenant fort bien qu’à l’image des produits sériels qu’il a créés, l’individu s’est parfois senti comme un contenant sans contenu; vidé de lui-même. Suite aussi, à la mentalité cartésienne d’une pensée-machine, l’humain s’est trop souvent retrouvé, au cours de notre siècle, dans la peau métallique d’un robot. Enfin, à travers l’accentuation de mathématiques de plus en plus complexes, il en est venu à se comporter lui-même comme un simple numéro; pour se retrouver momifié, s’embourbant dans une bureaucratie paralysante. Bref, tout cela devrait faire éclater de toutes parts son humanité.

Miser sur nos bâtisseurs de culture

Pour vaincre l’obstacle majeur du problème de civilisation qu’est la dévalorisation de la culture et finalement de l’être humain lui-même, il faudrait qu’on commence par renoncer à tout axer sur les faits et les apparences, pour faire une place à l’imaginaire, qui est source de toute réalisation.
Je crois que l’heure est venue de prendre le temps de rêver. Tout grand projet ne commence-t-il pas par un rêve? C’est une question de croyance. Place aux rêves, à l’utopie et à la fantaisie! Notre problème fondamental, c’est de ne plus croire en l’impalpable. C’est pourtant dans les mystérieuses profondeurs de l’insondable que germent les racines de notre réalité concrète.
Au sein de notre époque superficielle, orientée vers l’opacité de l’apparence des faits, serions-nous prêts à miser sur la vision profonde de nos bâtisseurs de culture que sont nos créateurs?
Ceux que l’on bafoue en allant jusqu’à les traiter d’êtres parasitaires et à qui on demande de subventionner eux-mêmes la culture par leurs revenus dérisoires, ce sont les mêmes qui peuvent matérialiser les rêves d’une nation et à la fois les faire vivre en plein jour. En oscillant entre l’imaginaire et la réalité, ils donnent l’exemple d’individus qui exploitent totalement leurs potentialités en tentant de mettre quotidiennement en action les deux hémisphères de leur cerveau : ceux de l’intuition et de la raison.
Je pense que cette fois, à l’image de la culture, la personne pourrait oeuvrer à s’humaniser, au coeur de notre société. Car si les dieux sont les auteurs de la nature, les hommes et les femmes eux, sont les créateurs de la culture.
L’humain est donc l’axe central de la culture et l’atteinte de la plénitude, son but. Avant de « signer » un nouveau contrat social, et même un contrat naturel, si on pensait à créer un contrat humain?
Oui, quand déciderons-nous enfin de prendre le temps d’être? D’oublier par moments la frénésie de la consommation, pour tenter d’accéder à une qualité d’être. D’être tout yeux, tout oreilles, aux faits de culture qui émanent des gestes quotidiens, de ceux qui nous entourent. En vue aussi de découvrir actuellement une nouvelle réalité multivalente, parce que multiculturelle, qui se déploie devant nous. D’être attentif et respectueux face à ces visionnaires que sont les artistes, même et surtout s’ils transposent nos actes éphémères en actes perpétuels, en les inscrivant dans une durée.
 
Ces médiateurs imprègnent notre esprit dans la matière contemporaine. Ce faisant, ils révèlent notre identité profonde, qui sera la résultante d’une culture accomplie. L’art est l’aventure d’un dépassement. En agissant ainsi, l’artiste surpasse la terrible banalité de la routine quotidienne, et la transcende; de telle sorte qu’une oeuvre majeure passe à l’état de quintessence de civilisation. Pour ce faire, les symboles seront ses instruments et c’est précisément par leurs entreprises qu’il témoignera de la valeur d’un temps humain.

Une expérience mythologique

Il faudrait redoubler d’ardeur, aujourd’hui, pour faire vivre par tous, les divers aspects de notre culture. Encore faut-il que chacun accepte d’arrêter sa course folle, qui de toute façon ne le mène nulle part, et de prendre le temps de développer le goût de parvenir à cet objectif. Il est urgent que l’on se mette à la recherche d’essence, dans l’encombrement des métissages postmodernes. Cela en vue de faciliter le dégagement de consensus, et d’assister pour le moment à une naissance qui m’apparaît naturelle. « La civilisation naît quand l’essence des choses se révèle à l’homme » nous dit Léo Frobénius (La civilisation africaine, p.33).
À l’heure du primat de l’image, il faudrait se tourner du côté des artistes et tenter de saisir, par toutes les fibres de nos sens, les nouveaux modèles d’existence qu’ils nous proposent. L’artiste est un révélateur de substances. Branché sur des antennes intérieures, il nous met en contact avec notre réalité profonde.
Par son imagerie, qu’elle soit peinte ou sculptée, qu’elle soit écrite, parlée ou chantée, il nous parle de nous; des désirs enfouis dans les ténèbres de notre inconscient collectif. De là l’importance que les « Lumières » continuent de briller de mille feux. Elles nous permettent d‘entretenir l’espoir que bientôt, la communication rompue depuis déjà trop longtemps, sera rétablie. Entreprise de revalorisation qui permettrait à l’art actuel (on devrait, à partir de maintenant, employer ce terme plutôt que celui d’art contemporain, car trop de farceurs et même d’imposteurs ont spolié la réputation de ce dernier) de sortir graduellement de la marginalité sociale.
C’est par un processus de symbolisation que le créateur entend nous faire vivre le rite de passage à un plein épanouissement culturel. Il s’agit maintenant de mettre la culture au service de la nature humaine. Les symboles qu’il emploie expriment ce qui ne peut être dit. Ce sont des images palpables d’une réalité psychologique ou spirituelle.
Résultat d’un jaillissement créateur inspiré, le symbole peut influencer notre vie et aller même jusqu’à la transformer. Par les nouvelles pensées associatives qu’il provoque, il a valeur de suggestion et peut causer des faits et gestes qui engendrent des avènements.  Un ensemble de symboles façonne les récits fabuleux qui deviennent des mythes. Leur fonction selon Mircea Éliade est de « fixer les modèles exemplaires de toutes les actions humaines significatives ». Et Joseph Campbell de renchérir en disant qu’«être en contact avec les mythes, c’est faire l’expérience du sens de la vie; c’est nous mettre en connexion avec le mystère que nous sommes ». Car ces mythes habitent en nous; ils sont à jamais gravés dans l’intemporalité de notre vécu inconscient.

Une politique culturelle, de l’idée à sa mise en oeuvre

L’ensemble de ces mythes forme à son tour une mythologie; sorte d’histoire sacrée, c’est-à-dire essentielle, d’un peuple. C’est de cette façon qu’une culture s’élabore et dévoile l’âme d’un peuple. Les images symboliques de nos artistes forment les rituels et les légendes qui, éventuellement défileront dans le cortège de notre patrimoine culturel. Et une participation active de notre communauté dans cette vaste entreprise, pourrait nous amener à défricher le sentier de la liberté créatrice, qui mène à cette grande rencontre avec nous-mêmes.
L’expérience mythologique vécue authentiquement et ajoutée à une bonne dose de pragmatisme, pourrait, je crois, nous faire accomplir notre destin.
Demain, le 14 juin 1991, le Québec sera doté d’une première véritable politique culturelle. Serons-nous éventuellement témoin, enfin, de son indispensable mise en ouvre? 

Maurice Demers
Le Devoir, 13 juin 1991
Des idées, des événements