Biographie et philosophie de Maurice Demers

(Incluant ⎯ pour une plus grande compréhension ⎯ le choix de quelques-unes des critiques et appréciations de l'oeuvre, de la part de chroniqueurs d'art et d'historiens)

Maurice Demers et Raôul Duguay interviewés par Radio-Canada« Apprentissage » Maurice Demers et Raôul Duguay interviewés par Radio-Canada © Photo : Réal Filion

Naissance en 1936 à Granby Québec.

Mère américaine meurt lorsque j'ai 3 ans. (Drame dont je vais souffrir toute ma vie).

Le marteau forgé par mon père deviendra source vive de ma vie de créateur, personnifiant l'accomplissement total.

Élevé à Montréal (quartier Villeray).

Enfant des ruelles (vie dans la pauvreté, entouré de gens modestes).

Diplômé en art commercial (on dirait aujourd'hui en publicité).

Études en tant qu’autodidacte, je commence vraiment à étudier dès que je quitte l'école et je m'investis en particulier dans le monde de la culture : en histoire de l'art et en histoire de l'humanité, en philosophie, en art et science des symboles, en perspective, en psychologie des couleurs, en composition, en design et en décoration intérieure. Durant ce temps, je m'intéresse vivement à l'évolution de la science et de la société.

Mariage à vingt ans, qui prendra fin quelque vingt années plus tard. Trois enfants naîtront de cette union.

Début de la vingtaine, commencement de ma carrière en arts visuels. Je travaille le verre, la céramique et les matières plastiques. Durant ce temps, je pratique le dessin, la peinture et je m'oriente vers la sculpture et la création d'environnements.

C'est en tant qu'illustrateur de meubles que je gagnerai mon pain et celui de ma famille. Agent libre je travaille en moyenne quelques jours par semaine pour les plus grands magasins de Montréal (Eaton, Dupuis Frères, Morgan...de même que pour plusieurs fabricants).
Mal à l'aise dans le monde élitiste de l'art traditionnel provenant des  pays européens (reflétés dans les galeries de la rue Sherbrooke Ouest, Crescent, etc.).

Première exposition de sculpture (Galerie Le Gobelet, 1967. Il y en aura 3 autres, tant individuelles que collectives : Galerie l'art français 1986; Galerie Daniel, Sculpture '90; Maison de la culture Plateau-Mont-Royal, Dans 10 ans l'an 2000).
La critique : dans mon atelier, la sculpture tombe en morceaux et après sa visite en galerie Claude Jasmin déclare : « la sculpture, comme celle de ce Demers [...] se désagrège, se délie, s'étire en cocasses détritus installés avec esprit!

Je constate que le 20e fut le siècle de l'art abstrait (en peinture : de Kandinsky, Klee et Malevich à Mondrian, Borduas, Riopelle, Soulanges et Pollock, à Lemoyne, Montpetit, et Molinari etc. En sculpture : de Vladimir Tatline,  Max Ernst. Hans Arp et Constantin Brancusi, à Naum Gabo, Alexandre Calder et David Smith, à Louise Bourgeois, Arman, César, Armand Vaillancourt, Yves Trudeau, Marcelle Ferron, Jean-Paul Mousseau, Christo et Jeanne-Claude, Claes Oldenburg et Richard Serra, etc.).

Je me mets à approfondir l'histoire (stupéfié que je suis par un retour aux sources de l'art des sociétés préhistoriques, où tout un peuple participe à la célébration d'événements de la quotidienneté et à l'institution de son milieu de vie; où à l'époque médiévale “les maîtres de l'oeuvre” et “les gens de l'oeuvre” collaborent intimement afin d'édifier les temples de leurs croyances et de leurs espoirs; où les artistes de la Renaissance oeuvrent à hauteur d'Hommes pour inaugurer les temps modernes et anticiper l'ère des nouvelles technologies).

Personnellement, dans la deuxième moitié du 20e siècle, je choisis de m'orienter différemment, c'est-à-dire vers le sujet et le messager et non plus vers l'objet, vers le concret et non plus l'abstrait, vers la poétisation et la sublimation de la réalité et non plus vers la fiction.

Sans entrer dans l'ésotérisme, je dois avouer que dans la pénombre d'une belle soirée de printemps j'ai eu une vision fulgurante. J'étais projeté sur une nouvelle planète. Et là, les êtres humains communiaient entre eux dans une atmosphère féérique. À l'aide de jeux pour enfants adultes, ils s'accomplissaient, devenant ainsi matière première de l'art et source d'une authentique démocratie.
Je m'orienterai donc vers la création et la réalisation de 15 environnements, inter et multidisciplinaires. Ce processus se subdivisera en 3 étapes : 1-les environnements intégraux; 2-les événements de conscientisation; 3-les avènements de libération.

Futuribilia. De 1966 à 1968 pour donner suite à cette fabuleuse vision, je fabrique cet environnement que je qualifierais de cyberplanète. Je fais appel à un ingénieur et un technicien d'Air Canada pour mettre en vol mes véhicules spatiaux. J'ai aussi recours aux toutes dernières technologies pour réaliser ces sculptures cybernétiques : un simulateur de vol cosmique, un véhicule interplanétaire, un radeau spatial nommé Trans-ère, un écran de téléportation, un robot qui traverse les murs, une machine qui mange des bonbons, etc. Les voisins me fournissent les bonbons. Les adultes participent comme des enfants et mangent ces “particules de planètes”. Des écoles entières visitent les lieux et interagissent. Les médias de masse réagissent fortement. Cette oeuvre a connu un succès colossal tant sur le plan  public, que sur le plan artistique.  Elle a uni l'art, la science, la technologie et la vie quotidienne. Ce sera la première cyberplanète à l'échelle universelle. Elle témoigne des trois plus grandes découvertes scientifiques du 20e siècle : la relativité, la mécanique quantique et la téléportation.
Critique (“Un événement : la création de Maurice Demers” dira Claude Jasmin, Sept-jours 24 au30 mars 1968 ; et Jacques de Roussan d'ajouter : Maurice Demers est un de ces novateurs [...] “Futuribilia” est une féérie à vivre qu'il nous propose. Suivons la démarche du créateur; elle nous mènera au XXIe siècle et à la conquête de cette nouvelle Amérique qu'est l'espace", Vie des arts no 51, été 68). Elle fait partie de l’origine des cybermondes, avance Louise Poissant et Derrick de Kerckhove in document  Ne Art, présenté à Télé Québec et Canal Savoir en 1995.

Je participe, sans en être trop conscient au début, à la naissance de l’art contemporain. Une enquête à l'échelle planétaire de la revue Artpress découvre que ce phénomène s'est produit précisément au cours des années 1960. C'est donc lors de ces années que nous avons créé ici, en simultanéité avec d'autres créateurs des grandes capitales mondiales de l'art, les paradigmes et les archétypes de l'art contemporain.

Je suis conscient d'atteindre un grand moment dans l'histoire de notre société. Vers le milieu des années 1960, (1968 en particulier) c'est l'atteinte du deuxième grand envol de la modernité qui s'intitule la postmodernité. Cette autre étape de la modernité  fait suite  à la pensée et a l'agir des mouvements automatistes des années 1940 et 1950, qui caractérisèrent ici la première grande envolée sur les
pistes de la modernité. Les artistes québécois seront les pionniers dans ce domaine au Canada.

En tant que vice-président d'associations, tout au long de ma carrière d'artiste je m'engagerai très activement sur le plan social et politique. Les buts ultimes : l'émancipation, le respect et la reconnaissance de l'artiste, l'expansion de la vie artistique, la croissance de la vie culturelle, le développement du potentiel créateur de chacun en engendrant des cocréateurs, l'intégration de l'art dans la vie quotidienne afin de créer un nouvel art de vivre.

À la fin d'Opération déclic, je mobilise les créateurs présents pour participer à la fête des Patriotes. Je conçois et réalise l'environnement que je nomme Les Patriotes. Il prend place à l'Aréna Paul Sauvé le 24 novembre 1968. Cet événement sera une première : le plus grand rassemblement de créateurs québécois actifs, inter et multidisciplinaires, réunis pour participer à la célébration d'un événement sur la place publique.

En 1969, on fait appel à mes services pour concevoir et réaliser l'environnement  du théâtre Ad Lib, au Centre du Théâtre d'aujourd'hui, en février 1969.
Critique : “De quoi demain sera peut-être fait”, Martial Dassylva La Presse, 26 février 1969.

Suite à la création de l'environnement Futuribilia, j'ai reçu un appel du responsable des pavillons de Terre des Hommes pour devenir le principal conseiller du Pavillon de l'Insolite. Après quelques mois de travail, on me cède une grande section du pavillon. C'est à cet endroit qu'aura lieu l'environnement Les mondes parallèles. Je mets alors la technologie à la portée de tous, j'oeuvre à démocratiser l'art, à l'insérer dans la vie quotidienne. Cela a pour effet d'agrandir le champ de l'art et d'élargir le métier d'artiste. Ici, le visiteur pénètre dans le “Village global” aux immenses tam-tam rouges. Observant l'envers de la réalité à travers sa  visière prismatique, il se meut sur des sols mouvants et instables.  À l'aide de signaux unidirectionnels, les spectateurs sont alors appelés à créer leurs propres sons en déambulant dans le lieu. À travers une multitude d'écrans de télévision (moniteurs) les participants sont invités à tenter de reconstituer leur image, au sein d'un univers de consommation de masse dépersonnalisant. Dans une cellule d'apparence très sereine,  l'actant manipule des objets métalliques qui hurlent, c'est le confort qui se plaint. Des visiteurs avouent se sentir projetés sur une autre planète. Tout cela durant que les plafonds respirent et qu'ils tentent de découvrir la grande harmonie à travers l'orchestration de six claviers bizarres, jouant des instruments différents.

Je trouve qu'il y a une lacune dans ces environnements intégraux : un manque d'animation dans le lieu. Je verrai à l'avenir à corriger ce manquement.

Critique : “Des jouets pour enfants adultes [...] rarement semblable expérience a été tentée jusqu'ici à travers le monde”. Françoy Roberge Sept-jours, 6 septembre 1969; "Perhaps the most popular pavilion" Playboy " The bilingual Pleasures of Montreal, 1967 p.132; « De nouvelles machines à percevoir » La Presse, Normand Thériault, 2 août 1969; « Le monde de demain à Terre des Hommes » Journal de Montréal, anonyme, 3 août 1969.
« Ces oeuvres ont constitué un moment et un terrain d'expérimentation d'une nouvelle définition de la pratique artistique et de la fonction sociale de l'art »,Francine Couture historienne, La pratique des arts au Canada, volume XII 1989, p.221.

Entretemps, c'est à partir de 1968 que j'exercerai directement mon droit à l'intervention sociale et politique de l'artiste. Lors d'Opération déclic, je mobiliserai les troupes multiculturelles pour une manifestation sociopolitique sur la place publique (Les Patriotes); en 1973-1974 je serai nommé vice-président de la Société des Artistes Professionnels du Québec (SAPQ); représentant du Québec pour La Conférence canadienne des arts à Montréal et au parlement d'Ottawa; et Vice-président du Front commun des créateurs québécois et des États généraux de la culture. En 1992-1993, je serai élu membre de l'administration du Conseil de la Sculpture du Québec, et cofondateur du Comité des communications pour la production de la revue Infosculpture. Je serai représentant des sculpteurs du Québec au Salon rouge du Parlement de Québec et auteur du mémoire pour « La commission parlementaire sur la politique culturelle du Québec ». Ce fragment de mon mémoire sera reproduit dans le livre  "La politique culturelle du Québec" qui annoncera la première véritable politique en matière de culture au Québec, cela en juin 1992 : "Sans ces hommes et ces femmes qui vouent leur vie à la création artistique, l'art n'existerait pas. Et ainsi appauvrir l'artiste créateur et ne pas miser sur la qualité exceptionnelle de la création d'ici, c'est limiter l'essor de notre culture et nous préparer des lendemains obscurs et incertains". Les répercussions de notre engagement seront grandes. Ainsi nous dit Guy Montpetit : "Ce sont les membres du Front commun des créateurs du Québec qui ont fait naître l'idée de la souveraineté culturelle du Québec. Par la suite notre premier ministre de l'époque Robert Bourassa, adopta cette recommandation des artistes". C'est en tant qu'un des responsables de l'atelier interdisciplinaire à La Conférence canadienne des arts qu'en 1973 je recommanderai que l'on forme un Conseil des arts du Québec. Et c'est en 1994 que le gouvernement instituera la société d'État du Conseil des arts et des lettres du Québec.
Ainsi, je crois avoir vécu pleinement l'histoire de la culture de mon pays le Québec. En ayant forgé leur culture les créateurs québécois impliqués ici dans ce type d'actions, ont atteint les sommets de la démocratie. Ils ont mobilisé, voire engagé tout un peuple dans l'art de forger son devenir à son image et à sa ressemblance.

En s'engageant de la sorte, c'est précisément à partir de 1968 que notre peuple a connu la liberté de l'artiste. Ainsi le Québécois est né et  nous allions atteindre notre autonomie sur le plan psychologique.
Je m'apprête à franchir ici une deuxième étape, les événements de  conscientisation. Cette fois j'inclurai des animateurs dans mon personnel participant. Ils seront de quatre ordres:  des comédiens, des spécialistes en dynamique de groupe,   des animateurs culturels et des animateurs sociaux. Ces derniers proviendront de l'UQAM  et de l'UdeM. Cela afin de mieux programmer les événements dans le temps et l'espace.
Le  premier événement de conscientisation sera « Noël et la société de consommation ». Il aura lieu dans l'Église Saint-Sacrement du Plateau-Mont-Royal en décembre 1969. Et ici, ce soir, la transcendance cèdera sa place à l'immanence. Sur le plan humain, ce sera une réussite totale. Sur le plan artistique, un échec. J'apprendrai alors beaucoup. Le problème : c'est d'avoir tenté d'improviser un événement, en toute spontanéité, et ce sans expérience en plein coeur du public. Je n'avais pas prévu alors les « feedbacks » ou la rétroaction parfois si brutale. Lors de cette soirée, des gens quittaient tôt pour aller chercher leurs jeunes à la maison, en déclarant que ce soir il se passait vraiment des choses  importantes à l'Église. Les lieux devenaient de plus en plus occupés. Mes initiatives sur le plan artistique furent attaquées. L'animation fonctionnait tellement bien qu'on ordonna de cesser certaines des activités, voire à un certain moment de rompre l'événement pour enfin dialoguer. On désirait fortement participer. Force majeure, à partir de ce moment  mes environnements seront conçus et réalisés de façon véritablement participative, voire créative.
Critique : nous avions décidé à l'unanimité de ne faire aucune publicité pour cet événement.

Frappé par l'authenticité et la densité humaine de ce que je venais de vivre, je décide de m'intégrer à l'avenir dans le quartier, de vivre des expériences intenses avec les gens. Cela s'accomplira parfois durant des nuits entières. Je pratiquerai dorénavant un art vécu. Ce ne sera pas une participation superficielle, mais profonde. L'important pour moi sera de créer des liens originaux, d'engendrer des contacts humains d'un genre différent au sein d'une nouvelle nature urbaine. Cela lors d'une urbanisation récente favorisant l'isolement, après des millénaires d'expériences de vies majoritairement vécues dans l'intimité et la chaleur humaine des villages.

En février 1970, je m'apprête à vivre une expérience extrême. Effectivement, une onde de choc se répendra sur le quartier Plateau-Mont-Royal. Avec la collaboration des membres du centre communautaire, des animateurs sociaux de l'Université de Montréal qui favorisaient la théologie de la libération émanant d'Amérique du Sud, du Comité de citoyens de Mercier, d'un groupe de photographes très actif dans la communauté, et surtout des travailleurs de la FTQ habitant les lieux, voire de la population entière, je décide de concevoir et réaliser l'environnement "Travailleurs". Ce sera un événement marquant, une colossale prise de conscience collective de la situation des travailleurs et de leur mal de vivre. Entourés de policiers, les ouvriers entonnent le refrain de leur chanson thème, crée par eux : "La vie d'un ouvrier/c'est pas rose, c'est pas cher/mais si on pouvait vivre/ ça f'rait quand même l'affaire". Pour créer une sorte de complainte des travailleurs, j'avais mis à leur disposition, dès l'entrée des grosses boîtes de conserve (symbole de la société de consommation et d'aliénation massive) ainsi que des gros clous de huit pouces ( symbole du labeur des ouvriers). On peut imaginer d'ici le son parfois cacophonique que cela pouvait engendrer. À la fois défoulement et émancipation, la soirée se terminera au petit matin. Et, bouleversés, on en rediscutera longuement dans le quartier par la suite.

La critique : nous avons refusé à plusieurs reprises la venue de Format60 de Radio-Canada en étant convaincus que les caméras de télévision nuiraient à la participation du public. Nous avons obtenu la participation de Présent de la radio de Radio-Canada en entier. "C'est une version nouvelle de l'Internationale [...] une version améliorée de l'Internationale", avance Mario Cardinal de l'émission, 26 février 1970; "Quand le théâtre se fait vie" dit alors Françoy Roberge, Sept-jours, 28 février 1970.

Puis je désire conscientiser un autre quartier de la Ville de Montréal. Cette fois, ce sera Saint-Louis-de-France. Nous sommes à l'heure où des peuples du monde entier contestent, voire se révoltent. Je continue ma tâche de vouloir construire un art humain, un art à vivre et non plus à vendre. Car, je crois sincèrement que la finalité de l'art n'est pas la vente d'un produit. Dans ces oeuvres, les critères ou les normes artistiques changent complètement. Dans l'oeuvre environnementale il ne s'agit plus d'avancer comme le faisait le peintre français Maurice Denis au début du XXe siècle, qu'un tableau : « ... est essentiellement une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées ». Ce n'est ni strictement un assemblage de formes, de couleurs, de lignes, de texture, de mouvement au sein d'une composition harmonieuse. L'oeuvre environnementale, c'est une entité où le sujet d'art prédomine sur l'objet. Ainsi, les gestes et les actions des individus participants, les comportements, les activités, les attitudes et avant tout l'être humain en devenir, deviennent matières premières de l'art.
Cette oeuvre je l'intitulerai « L'amour humain ». Elle sera vécue par, pour et dans la communauté le 24 mai 1970. Au sein de cet environnement, les participants seront emprisonnés. Entourés de câbles et de barreaux métalliques, ils seront témoins de la situation de l'amour humain au sein de notre société. Isolés, dépersonnalisés, désenchantés, et à la fois jouisseurs et comblés qu’ils sont au coeur de cette dernière, ici les femmes et les hommes de ce temps se racontent. Quelque chose de mystérieux et de  majeur se produira au cours du déroulement de cet événement. Les cris, les hurlements, les rires, les colères, voire les larmes qu'on voit sourdre et parfois exploser dans l'assistance de façon impromptue, témoignent du surgissement d'une sorte d'inconscient collectif québécois.

La critique : "A theatre of the people", Guy Sprung, The Montreal Star, 25 mai 1970.  « Il y a eu l'époque des revendications, des grèves, des manifestations, il y aura demain celle de la prise de conscience collective issue d'une intégration de l'art à l'environnement puis à la vie tout court », Solange Chalvin Le Devoir, 20 février 1970. « Cela tient presque du miracle [...]  Il serait temps que l'on donne droit de cité à un type de théâtre qui réussit à faire où plutôt à refaire ce que tous les directeurs de troupes cherchent à réaliser depuis que le théâtre existe : un théâtre authentiquement populaire », Michel Bélair, Le Devoir, 27 mai 1970.

On a désigné de plusieurs qualificatifs les oeuvres que j'ai accomplies : théâtre, théâtre d'environnement intégral, décor de science-fiction, happening, etc. Le nom qui caractérise le mieux mes oeuvres, c'est le mot environnement. Le mot événement (event) convient bien également. Mes créations et mes réalisations d'environnement se situaient principalement dans les arts visuels, même si elles empruntaient certains des éléments de  plusieurs disciplines. Mes environnements étaient de type antithéâtral. Ils n'avaient rien d'une oeuvre de fiction. Les gens n'étaient nullement appelés à jouer un rôle où à feindre des sentiments qu'ils ne ressentaient pas. Ils n'avaient qu'à être eux-mêmes. Seule cette définition du mot théâtre convient pour les définir : "un lieu où une action se joue". Et ce lieu c'était l'espace-temps de la vie quotidienne.

Plusieurs personnes me reprochent d'avoir créé des oeuvres éphémères. Je leur dirais que la plupart des événements marquants qui ont transformé l'Histoire, telles les guerres, les grandes révolutions, les grandes fêtes populaires, etc. ont été éphémères dans le temps. Cependant parce qu'elles ont changé en profondeur le vécu des Hommes, et parce qu'elles sont à jamais gravées dans la mémoire de l'humanité, elles deviennent permanentes. À ce sujet, écoutons ce que nous a dit Jean-Marc Léger dans son livre Le temps dissipé : « Ce qu'il y a dans chaque instant de fragile et de furtif me désole et m'enchante à la fois. L'éphémère est accablant et merveilleux : lui seul autorise, appelle et prépare les difficiles, souvent douloureuses, mais nécessaires et fécondes métamorphoses ».
Passons maintenant à l'environnement « Femme », qui prit place au Centre national des Arts à Ottawa, durant tout le mois d'avril 1971. Je me vis alors octroyer des contrats pour la conception du scénario (inter et multidimensionnel) et pour la réalisation totale de l'événement. Pour la conception du scénario, j'ai réuni des femmes et des hommes (peintres, sculpteurs, musiciens, décorateurs et animateurs) pendant une semaine, à l'Abbaye de Saint-Benoit-du-lac. Par la suite, je suis allé à la rencontre de femmes imminentes qui ont marqué l'histoire (mesdames Thérèse Casgrain à Montréal, Jeanne Lapointe à Québec, Madeleine Gobeil à Ottawa, etc.), et de groupes de femmes d'ici et d'ailleurs. Puis, j'ai conçu les scénarii en basant le tout sur une mixture de grands événements préhistoriques et en particulier les mythes, rêves et mystères du chamanisme, l'art et la science des symboles et du design contemporain. Cela en vue de retourner aux sources de la situation de la femme depuis l'aube des temps, passant à travers de grands temps de l'humanité et l'adaptant au monde actuel. Deux scènes sont particulièrement inscrites dans mes pensées. La plongée dans une sorte d'univers préhistorique aux soleils rouges où l'on entrevoit à l'horizon un cheval mythique devant lequel un musicien, jouant de la flûte traversière assis dans l'espace,  nous ramène aux temps premiers de l'art. Son souffle plaintif rythme les matrices gonflables habitées qui reposent sur le sol et qui permettent aux femmes de tenter de s'enfanter. Leurs respirations et leurs rythmes cardiaques entourent l'assistance d'un son quadriphonique,  amorçant ainsi une intense participation à la fois physique et psychologique. La fin de l'événement est tout aussi mémorable. Après s'être initiées au cours d'un grand rituel, trois femmes s'élèvent très haut dans l'espace. Elles engendrent alors une chorégraphie spatiale évoquant leur émancipation. Les bras levés et adossés sur des disques métalliques, représentent-elles l'éternelle quête de libération ou la perpétuelle crucifixion de la femme dans nos sociétés?  Cette Ève nouvelle personnifie adéquatement la nature ambivalente du symbole.
Mon séjour à Ottawa fut pénible. Là-bas, certains acceptaient mal que l'événement fût dirigé par un gars de Montréal. Une semaine avant la première Jean Herbiet,  le directeur du théâtre français du CNA, a voulu me contraindre d'abandonner la participation du public au cours du déroulement de Femme. J'ai refusé catégoriquement, en arguant que le « théâtre d'environnement » ne pouvait être envisagé sans interaction, car, dans ce type d'environnement total les actants peuvent transformer le processus vécu simultanément par tous. Au niveau du public et des médias de masse, la réaction s'avérera extrêmement positive. En effet, au-delà d'une trentaine de médias couvrirent de façon élogieuse l'événement.
La critique: Une expérience totale(ment réussie!), [...] la naissance d'une nouvelle femme, cette dernière scène est d'une beauté plastique presque incroyable et je m'en voudrais de ne pas signaler l'une des seules jouissances théâtrales que j'ai connue cette saison", Michel Bélair, Le Devoir, 26 avril 1971; "Où le spectateur trouve la réponse en lui-même, [...] C'est ainsi qu'on peut conclure que le spectacle de Maurice Demers est d'un intérêt qui peut être prodigieux." Murray Maltais,   Le Droit, 10 avril 1971; "Un théâtre où apparaît l'Ève future. [...] Le spectacle "Femme" conçu par Maurice Demers, offre l'occasion d'une redéfinition de la femme.[...] Maurice Demers a voulu situer son spectacle au-delà de la réalité quotidienne. Mais d'autre part, sa volonté de créer au théâtre la fusion de l'art et de la vie et d'offrir une oeuvre ouverte lui permet de toucher la réalité des êtres de façon aussi vraie et instantanée qu'aucun théâtre n'a pu l'atteindre jusqu'ici." Denise Marchand, Châtelaine, juin 1971.

L'environnement Femme m'a donné l'occasion de développer un nouveau langage, que j'ai amorcé une année auparavant (1970). Il consiste en trois différents constituants: la structure de base du message; la programmation rythmique et sensorielle dans le temps; la planification des éléments dans l'espace. Inspirés des graphies premières de l'Homme et porteurs de sens et de valeurs, ils sont  composés de pictogrammes et d'idéogrammes, de même que de formes, de lignes et de couleurs extrêmement symboliques, empruntées au design actuel. Ils anticipent les pensées et les actions transitoires qu'incarneront les actants,  et à la fois servent de guide pour orienter le processus de déroulement de l'événement. Il me fallait créer certaines balises pour mettre en scène cette forme nouvelle et multidimentionnelle d'art et de science du vécu qualitatif d'une nation. Ce langage nouveau rejoignait les gens des cultures savantes et des cultures populaires au coeur de leur quotidienneté. Cela,  lors  d'une haute période d'évolution de notre Histoire. C'est donc un langage universel, transcendant le scénario écrit.

Mon séjour à Ottawa aussitôt terminé, le monde de l'éducation m'approche. En effet, l'Association d'éducation du Québec me sollicite pour prendre en main, jour et nuit, une foule de 2500 personnes pour un bain de 36 heures dans un environnement éducatif. Quel défi! Ce sera Apprentissage! Cette conférence très spéciale, qui prendra place à la Cité des Jeunes de Vaudreuil en septembre 1971, je la concevrai en tant que désordre organisé pour arriver à un nouvel ordre. Une sorte de nouveau rapport Parent. Des ateliers de créativité remplis de nouvelles technologies mis à la portée de tous, des environnements participatifs sur les places publiques et des nuits sur la place aux multiples spectacles dont participeront entre autres Pauline Julien, Raoul Duguay, Louise Forestier, etc. Dans l'ensemble, c'est la célébration d'un nouveau type d'éducation basé sur le jeu, la fête et la création. On rit, on chante, on dialogue et on se plaint. Lors d'un inoubliable rituel, devant une grosse croix de bois noire, un individu prosterné face contre terre et en état d'éveil se lève lentement. Il enlève son masque d'individu anonyme, puis son aube de lin blanc au son d'une musique de type sacré. Les bras levés, il terminera ce rite debout, sous l'apparence d'un Homme nouveau souriant, voire habité par une sérénité épanouissante. Je constate que désormais l'accent est mis autant sur l'individu que sur la collectivité.
Le village de Vaudreuil fut mis en état d'alerte, pour cet événement. Des centaines de majorettes, des clowns, des avaleurs de sabres, des fanfares, des individus costumés, des humoristes, des animateurs de tous genres et le public participant collaboreront à créer cette atmosphère enchanteresse.
La critique: « à peu près tous s'accordent à dire que si la réforme scolaire prend un second souffle, c'est de ce côté-là que le vent tournera », La Presse, article anonyme, 13 septembre 1971. « Derrière un vaste happening, une volonté de recherche vers une école nouvelle » Le Soleil, article anonyme, 13 septembre 1971. « L'AEQ a confié à Maurice Demers la tâche de faire de la conférence québécoise sur l'éducation [...] un bain de 36 heures dans un environnement éducatif  [...] les participants ont décrit cette conférence en ces termes: le coup d'envoi d'un nouveau rapport Parent, un happening du tonnerre, une fin de semaine dispendieuse, mais intéressante, une immense foire, un feu d'artifice pour couronner une décennie [...] la plupart des participants ont été enchantés par ces expériences qui ont été pour plusieurs de véritables révélations [...] pourquoi pas dans nos écoles?  Gérald LeBlanc, Le Devoir, 13 septembre 1971.

Il faut vraiment que l'art se soit joint intimement à la vie pour qu'on offre à un sculpteur le soin d'organiser globalement une conférence québécoise sur l'éducation. En outre, une autre association m'approche pour concevoir et réaliser un congrès de notaires. De fait, la Chambre des notaires du Québec m'invite à souper au Château Frontenac pour discuter d'une telle éventualité. Nous n'en sommes pas venus à une entente.

Ce sera dorénavant au tour des hommes d'affaires de m'offrir un contrat. Conférence ou spectacle c'est à ma guise en tant que conférencier lors du dernier déjeuner du Cercle de la Presse d'Affaires du Québec. Je choisis de présenter un mini-événement que j'intitule "Crée ou crève". Instantanément, je perçois cette occasion comme étant l'endroit pour parvenir au pinacle de l'art vivant, au sein de cette ère merveilleuse de notre Révolution tranquille où tout explose. Ici, les femmes et les hommes s'enfanteront à nouveau.

Je contacte alors Jean Baudot directeur du Centre de calcul de l'Université de Montréal. Je lui demande de me fournir une "chaîne de lettre avec approximation du troisième ordre pour les fréquences d'occurrence"; autrement dit et plus simplement, un ensemble de mots à consonance français et qui ne veulent rien dire du tout (exemple : "ajarce, leront, cedyngue, sancamint, etc). Je fais appel à un comédien que je dirige, afin qu'il apprenne un discours empruntant ces mots au début, avec des intonations variées de temps forts et de temps faibles. Puis, je prépare un ensemble de diapositives. Je sors mon masque d'individu anonyme d'homme sans visage. Je me procure une aube blanche et nous partons pour Québec.
Là bas, un être étrange fait son entrée dans une salle d'hôtel bondée d'hommes d'affaires. Tous sont stupéfaits et entrent en silence. D'apparence extrêmement timide, l'actant circule un peu partout, puis il s'arrête. Des diapositives d'un être humain en état foetal sont projetées à la fois sur lui et derrière lui. L'analogie se fait avec sa situation. Il amorce un discours qui, au début, ne veut rien dire. De coups d'éclat en coups d'éclat, il devient compréhensible. L'enfantement sera douloureux. Il se métamorphosera, devant l'assistance en être libre et créateur prenant en main sa propre existence, devenant ainsi maître de sa destinée. Des sons saccadés l'accompagnent, des images de bonne famille de type pure laine, des syndiqués en colère, des foules contestataires, tout un peuple se joint à lui. Le tout se terminant par une sorte de catharsis où après avoir lâché un cri de mort, l'être humain ressuscite, enlève son masque, se dévêtit de son aube et, serein, nous indique la voie de l'avenir. Il vient d'accomplir un rituel de passage, traçant alors une multitude de chemins libérateurs nouveaux : de l'anonymat à la personnalisation, de l'être passif à l'être actif; du spectateur à l'acteur, au cocréateur puis au créateur; du Canadien français au Québécois, de la vision d'un peuple sans voix à celle de quelque chose comme un grand peuple, etc. Le tout se prolonge dans la salle où, s'étant procuré des instruments de créativité et se répartissant dans différents ateliers, les hommes d'affaires continueront ainsi de vivre.
Un des messages principaux aura donc été de dire ici, que si le citoyen ne se mettait pas en perpétuel état de création il allait tout simplement mourir à lui-même.

La critique : "L'Homme anonyme. Vous. Moi. Toi. Hier. Jadis. Peut-être, jamais plus. La conscience d'un groupe. Créateurs, oui, nous le sommes tous. Tout commence avec la création. Jacqueline Darveau-Cardinal"Le Cercle", Vol 2 numéro 1, juillet 1973.

Après "Apprentissage" et "Crée ou crève" les avènements de libération poursuivrent leur cours. Ils consistent en un engagement sociopolitique de l'artiste au coeur de la quotidienneté, ayant comme objectif d'animer, de mettre en interaction les citoyens, favorisant ainsi une émancipation individuelle et collective. Cela en vue d'une transformation de la société.
Les événements de libération quant à eux, signifiaient un art et une science d'éveil et de mise en action des individus au coeur d'un quartier de vie urbaine, en vue d'un vécu libérateur.

Après avoir réalisé "Crée ou crève" dans cette merveilleuse ville de Québec, un art vivant personnel, ou si l'on veut personnalisé, je sens le besoin de m'orienter dorénavant vers un art collectif. Je décide alors de mettre en action, sur le plan culturel, mon quartier de vie urbaine du nord de Montréal. Je le connais bien, je l'habite depuis longtemps. Le conseil d'administration de la Fondation du Théâtre d'Environnement Intégral (FTEI) que j'ai fondé, a choisi de nommer ce projet de grande envergure: "Appelez-moi Ahuntsic".

Voici venu le temps de célébrer ces accomplissements. Cela, après les environnements ludiques - Futuribilia, Les Patriotes et Les mondes parallèles; - les expériences sociologiques et anthropologiques que furent les événements de conscientisation - Noël et la société de consommation, Travailleurs, L'amour humain, Femme et l'événement noir - que je commenterai ultérieurement. L'heure des rencontres festives est arrivée. De fait, les avènements de libération offriront l'occasion à chacun des citoyens d'une communauté urbaine d'accéder à la délivrance, à travers un rituel de passage épanouissant. Ces nouvelles façons de vivre l'art m'auront permis alors de redécouvrir la notion du jeu et de la fête. Effectivement, c'est en souvenance de l'être et de l'agir des peuples premiers lors des grandes fêtes de l'ère péhistorique, que j'aurai été inspiré, pour concevoir ces événements contemporains. C'est donc un authentique retour à l'origine du temps où l'art ritualisait la vie quotidienne.

Avec Appelez-moi Ahuntsic nous allons pénétrer de plus en plus profondément sur les terrains de la démocratie. Effectivement, l'exercice de la démocratie participative s'exercera ici de façon véritablement authentique. Je terminerai d'ailleurs cet écrit en discourant de cette importante tendance, qui s'avèrera tout à fait innovatrice en art visuel.

Des paradigmes fondateurs dévoilent dans ces architectures éphémères, un monde qui devient, avec l'aide des nouvelles technologies, davantage culturel, c'est-à-dire « fabriqué » d'esprit et de mains d'Hommes. J'ai désiré que ce nouvel art communautaire, populaire, révèle l’émergence de vastes fresques humaines vivantes au service d'une conscience globale. Nous sommes au coeur d'un art d'intervention et d'engagement vécus en partenariat avec des centres communautaires, des lieux de loisirs, des mouvements sociaux, voire avec la population tout entière. Cette pratique artistique mit effectivement en oeuvre de nouvelles normes, ou si l'on veut de nouvelles règles artistiques, principalement axées sur un art humain. Au début du XXIe siècle, c'est-à-dire plus de quarante ans plus tard, on découvrira que plusieurs des images ou des symboles émergeant de ces événements seront considérées comme étant parmi les plus importants paradigmes, voire archétypes de l'art contemporain.

Après un bon moment de réflexion seul dans mon atelier, pour planifier la mise en branle d'un quartier de vie au sein de notre grande cité, j'entreprends de mobiliser le personnel pour réaliser Appelez-moi Ahuntsic. J'établis alors le contact avec le Directeur des étudiants du Cégep d'Ahuntsic Raymond Turcotte qui, emballé par le projet, décide de mettre à contribution des professeurs et des étudiants pour participer à cet immense projet. Je fais des démarches pour obtenir la collaboration de différents départements de l'Université du Québec à Montréal et de L'Université de Montréal. J’obtiens la collaboration d'un animateur culturel et d'un animateur social de l'UQAM, de même que celle du Dr Gilbert Tarrab du département des sciences sociales et de Marcel Rioux du Dép. de sociologie de l'UdeM. J'ai également obtenu la participation d'une multitude de créateurs qui ont tous rédigé un texte concernant la description et les fonctions de leurs modules. Ils étaient spécialisés dans les disciplines suivantes : audiovisuel, expression plastique, expression clownesque, sociologie, psychologie sociale, animation culturelle, animation sociale, expression plastique (2 modules), expressions polysensorielles, recherche historique, dessins animés, épanouissement collectif et individuel, musique pour tous, expression dramatique au service de l'expression populaire, module couture, information communication, anthropologie. Je ne peux ici mentionner tous les noms des spécialistes concernés dans cette entreprise, car la liste serait trop longue pour ce type de document.

Voici venu le temps de se mettre à l'oeuvre.   Plusieurs membres de l'équipe sont invités à se réunir chez Marcel Rioux à North Hatley. La primauté est accordée à la philosophie du projet et aux interactions à entreprendre entre les disciplines et les actions signifiantes de  la communauté. Dans cette rencontre Marcel Rioux avoue que cette oeuvre concrétise son idée de la Révolution de la quotidienneté. D'autres rencontres auront lieu avec des créateurs et l'équipe complète du psychosociologue Gilbert Tarrab. Je suivrai même des sessions personnelles avec ce dernier.  Il en sera de même avec les divers élèves du Cégep. Ainsi, un concours graphique est lancé pour créer un macaron qui illustrerait de façon originale le thème. Les étudiants du module recherche historique se mettent en marche pour découvrir et approfondir in situ l'histoire du quartier. Des ménagères s'activent à créer des recettes de biscuits qu'elles partageront avec tous les participants. Une bédéiste crée une bande dessinée sur le projet. Un concours de photographie est simultanément lancé. L'objectif principal sera de photographier la réalité-Ahuntsic, ce qui permettra d'identifier immédiatement et spécifiquement le quartier. Une exposition de photos sera lancée au Cégep à la fin du concours. Durant tout ce temps, les animateurs sociaux et culturels ont pour fonction de solliciter la participation des citadins du quartier, de les motiver, de leur donner confiance en eux, de les conscientiser à la philosophie du projet de façon bien accessible. Divers ateliers de créativité, d'expression personnelle, de musique, d'apprentissage clownesque s'activent. Par moments, je réunis le groupe de créateurs pour un véritable « brain storming ». En outre, je rencontre un groupe de gens d'un certain âge. Nous enregistrons leurs témoignages, nous les photographions; emballés, ils nous proposent de partager les objets-souvenirs et les photos de leurs enfances.
Après des mois d'activités, je prends la décision de provoquer un événement environnemental festif pour célébrer l'originalité émergente d'un quartier de cité en fête. Et quelle fête ce sera!

Dans cet environnement, la foule votera de façon humoristique pour déterminer la nationalité de ce jeune, au nom de qui ce grand secteur du centre Nord de Montréal fut nommé.  C'est à la suite d'un minisketch, dont le texte émane des recherches historiques des participants que l'on devra prendre la décision. Ahuntsic était-il un Huron ou un jeune Français que les Hurons auraient en quelque sorte adopté? On vota pour le jeune Huron. La plume sur la tête de ce dernier, symbolise la liberté d'esprit que les citoyens cherchent à atteindre ici. Qui plus est, une femme et un homme d'un certain âge nous feront le récit de leurs contributions, aux premières heures du défrichement de ce quartier, en début de XXe siècle. En étant accompagnés d'un violoniste, ils deviendront l'attraction principale, et le tout résonnera comme une sorte de complainte d'un peuple. Simultanément, des images des moments importants de leurs vies seront projetées sur les murs, les plafonds, les planchers, voire sur les gens, bref dans l'environnement global. L'Homme anonyme fera une entrée fracassante, puis il se situera debout au centre du lieu. Seront projetées sur ses vêtements blancs, les images des habitants et des lieux du quotidien de cet arrondissement. Cela, en fonction d'une potentielle révélation de leur identité. Dans cet auditorium, il n'y aura plus de scène et de salle, de comédiens ou de spectateurs, car tous seront célébrants des événements marquants de leurs vies. Fait exceptionnel également, ils sont ainsi témoins qu'ils deviennent les créateurs de leur propre existence. Des animateurs costumés surgissent brusquement dans le lieu, au travers d'un immense tam-tam. Ils animent pleinement l'espace. Dans cette salle comble, un jeune se met à giguer, d'autres chantent, un homme arrive avec son accordéon et entonne un chant, on danse seul et surtout en groupe, on s'enlace selon les sons des musiciens ou les vibrations langoureuses du violoniste. Un poudroiement de flocons blancs se répand partout dans la salle, nous rappelant que « mon pays c'est l'hiver ».
Des invités spéciaux participèrent à l'avènement Ahuntsic : Maurice Richard, Jeanne Sauvé, Gilles Hénault, à ce moment-là directeur du Musée d'art contemporain de Montréal, etc.
J'ai connu lors de cette fête des émotions particulières. J'ai senti profondément que je venais de créer des créateurs qui, à leurs tours, étaient en train de me recréer.

La critique : ce jour-là, dans un article d'une-demi-page de La Presse (21 février 1974) une invitation toute spéciale avait été lancée : Gens de partout, Ahuntsic vous attend! et Gilles Toupin d'ajouter : « L'expérience du théâtre d'environnement intégral est unique au monde ». Dans une grande série d'articles du journal La Presse sur les quartiers de Montréal (12 octobre 1974), Claude Gravel écrit (concernant Ahuntsic), « Des gens qui réagissent beaucoup plus que ceux d'autres quartiers ». Un article d'une page de Forum, le journal de l'Université de Montréal (1er février 1974), L.F. dit à la une : « La place des arts hors la Place-des-arts, des universitaires hors l'Université. » Le Devoir (22 décembre 1973) publie un long article intitulé « Appelez-moi Ahuntsic, Le téâtre d'environnement intégral rides again », signé Gisèle Tremblay.
Deux autres environnements faisant partie du grand projet Ahuntsic prendront formes et visages par la suite. Ils concrétiseront cette urgence d'être et de vivre qu'auront les citoyens de ce quartier. Cet agir nous projettera non seulement au faîte de notre Révolution tranquille, mais également, comme je le disais auparavant, au coeur de la postmodernité. L'ouverture et les liens nouveaux sont les mots-clé de cette dernière, qui se distingue par la mixité des genres, des disciplines et des époques. Nous avons aussi collaboré à faire naître un droit et un devoir de participation, qui furent acceptés par la suite par les instances dirigeantes au niveau social et gouvernemental. Ce fût donc un art essentiellement au service de l'Homme, voire de l'humanité, où l'être humain s'est transformé en matière première de l'art. Je crois personnellement qu'il n'y a rien comme les contacts humains en chair et en os, spécifiquement lorsqu'on se met, toutes couches sociales confondues, en quête d'un si grand idéal: l'atteinte d'une universalité démocratique.
Le deuxième temps fort de ce défrichement d'un nouveau sentier de l'art s'intitulera "Ahuntcirque". La fête prendra alors une plus grande ampleur. Et je devrai continuer lors de mes conceptions, par l'entremise de mes programmations rythmiques et sensorielles dans le temps et de mes planifications dans l'espace, de tenter sans cesse de prévoir l'imprévisible. Les individus auront l'occasion ici de faire un pas de plus pour sortir de l'anonymat, s'affirmer, se personnaliser et finalement se libérer par la créativité. De fait, après avoir fait la conception de l'événement, suite aux actions des gens dans le lieu et avoir mis en place les éléments de base de l'environnement, j'ai laissé entre les mains des membres de l'équipe et des citoyens du quartier le soin d'assurer la mise en scène du déroulement de l'événement. C'est une première. Une communauté de vie urbaine a mis en place un événement artistique de grande envergure. Dans les documents que je possède, ils ont laissé les empreintes d'un temps et d'un espace de leur vécu existentiel historique. Non seulement s'est-il agi ici de continuer à inclure des non-artistes dans une production artistique, mais de leur laisser le soin d'assurer pleinement leur créativité. Suite à leurs aventures créatrices vécues dans leur lieu d'existence depuis un certain temps, lors de cette soirée, les citoyens se sont amenés avec des instruments de musique, des graphistes ont apporté leurs rétroprojecteurs pour caricaturer les participants et créer des bandes dessinées, des créateurs en audiovisuel ont commencé à projeter un peu partout des diapositives et des films, d'autres se sont munis de leurs caméras pour photographier tout ce qui allait se passer, des individus ont revêtu leurs costumes de danse, des spécialistes en esthétique ont maquillé les gens, un nombre considérable de vêtements étaient à la disposition des célébrants et ces derniers avaient été préalablement sollicités pour apporter leur vieux linge, une multitude d'entre eux allaient donc se costumer. Le module d'expression clownesque pris en charge par Les clowns du Québec de Simone Lamontagne s'est activé. Des animateurs ont exalté, voire enflammé les actants. Le violoneux Ti-Jean Carignan a fait son apparition, accompagné par un quatuor, et la fête a commencé. On a chanté, on a dansé jusqu'à en fendre l'âme.

La critique : "Ahuntcirque": Fête théâtrale pour tous [...] Même les maisons du quartier se secouent de joie, à la veille de la grande soirée de fête de l'« Ahuntcirque », Dollard Morin, La Presse, 13 juin 1974.
«Demers a mis sur pieds une technique et une approche de la réalité théâtrale qui ne se retrouve nulle part ailleurs [...] En faisant un théâtre par, pour et avec tous les citoyens d'Ahuntsic et dans toutes les formes que ce “théâtre” pourra prendre, en posant pour la première fois ici les bases d'un théâtre qui est d'abord et avant tout l'équivalent d'une sorte de Mandala se construisant au rythme de la participation de chacun, Maurice Demers risque de déboucher, avec la création du Théâtre d'Environnement Intégral, sur le premier cas historique de tournage collectif. » Michel Bélair, “Mainmise”, octobre 1973.

Après dix années extrêmement épanouissantes et à la fois épuisantes où j'ai conçu et réalisé jusqu'alors douze environnements, - la  somme est présentement rendue à 15 - je décide de couronner le tout en entreprenant une dernière phase de l'audacieux projet "Ahuntsic" que j'ai  intitulé  : "Centre d'expression populaire d'Ahuntsic".Il était temps, pour moi, de remettre entre les mains des gens du quartier, le soin d'assurer la continuité de cette grande aventure. Je considérais qu'une partie des objectifs de ce vaste projet avait été atteinte : l'éveil des consciences, la valorisation des individus, la personnalisation, la découverte de leurs multiples potentialités, une façon originale de communiquer au coeur de la nouvelle nature urbaine et un engagement à la fois social, voire politique en vue de répandre plus de justice, de partage et de fraternité.
Le Centre d'expression populaire d'Ahuntsic, sera composé d'une multitude de modules de créativité ( module "femme", trois modules d'expression : musicale, corporelle et dramatique, langue espagnole, atelier clownesque, costume et maquillage, recherche historique, audiovisuel, photographie) tout cela mis gratuitement à la disposition des citoyens qui désirent être en harmonie avec leur entourage, bref : vivre sereinement et connaître le bonheur d'atteindre plus de liberté, à la fois individuelle et collective. Le projet se terminera par une grande fête populaire, le samedi 31 mai 1975, au Centre d'achat Rockland à Montréal.
La critique :  Journaliste anonyme de l'écho, Vol. VII no 47, "Je suis allé un mercredi après-midi, au module de la femme... je me posais bien des questions. J'y ai découvert une animatrice dynamique, Mlle France Arbour, et j'ai vécu une expérience des plus intéressantes. [...] Bienvenue, mesdames : c'est pour vous!...C'est gratuit et c'est de qualité!!!

Après quelques mois d'activité, j'abandonnai ce projet. Je le remis entre les mains de Simone Lamontagne, directrice-fondatrice des Clowns du Québec. Deux raisons majeures motivèrent ma décision. Premièrement, le manque de budget pour un prochain projet de grande envergure en vue d'implanter une culture authentiquement populaire, hors les murs et ouverte sur le monde, dans ce quartier de vie urbaine de Montréal. Deuxièmement : mon désir de franchir un nouveau rituel de passage menant de l'action à la notion. Effectivement, après mûre réflexion je réalisai alors pleinement que quelque chose d'historique important venait d'arriver depuis une décennie, lors de la conception et la réalisation de ces environnements. J'ai donc constaté qu'il fallait à tout prix faire des recherches et réfléchir en profondeur sur ce qui venait d'avoir lieu, afin d'inscrire cela en mots et en image, dans l'espace et le temps de cette époque charnière. L'essentiel m'a semblé être, avec le déroulement trop rapide de la durée, de définir quels ont été les paradigmes et les archétypes qui ont marqué de neuve façon un grand secteur de l'art contemporain naissant.

Après que ces productions eurent été extrêmement populaires au cours des années 1960-1970, il y eut un temps mort qui dura environ 40 ans. Ce qui a fait en sorte que je suis pendant plusieurs décennies demeuré méconnu. Suite à quelques témoignages, j'en conclus que plusieurs critiques ne comprenèrent pas ces transformations totales concernant les règles ou les normes de base de l'art visuel. "Je suis complètement perdu face à la participation en arts visuels",m'avoua un critique du journal Le Devoir. Nous constaterons, à la fin de cet ouvrage, comment j'ai quand même eu la joie de connaître dernièrement la reconnaissance - sous forme de consécration -  concernant l'oeuvre que j'ai accomplie.

J'ai insisté antérieurement sur le fait malheureux qu'on ait traité d'éphémères, mes oeuvres.
Je tiens à réfuter un autre faux argument, qui vise à les discréditer. On m'a dit à plusieurs reprises qu'il y avait plusieurs créateurs dans mes environnements. Est-ce que le fait qu'il y ait bon nombre de créateurs spécialisés qui participent à la production d'un film enlève du crédit au cinéaste? Ça demeure quand même son oeuvre en tant que réalisateur. Le créateur du média social Facebook Mark Zuckerberg, est-il moins créateur par le fait que son Web participatif permet à chacun d'être créateur à son tour? À chacune de mes  créations d'environnements, je me suis, en tout premier lieu, retrouvé en grande solitude dans mon atelier pour choisir le thème et concevoir l'environnement. Aucun de ces événements n'aurait eu lieu, si je n'avais pas franchi ces étapes.

Tout au long de ma carrière, j'ai cherché avant tout à oeuvrer au niveau des consciences. Car, je crois que tout commence par là. Sculpter les consciences, voilà la chose à faire, pensai-je! Sculpter les consciences en faisant en sorte qu'on y arrive ensemble, c'est-à-dire collectivement, de la façon la plus démocratique possible. C'est pour cette raison que j'ai conçu et réalisé des événements de conscientisations, sous forme d'environnements. Et le dernier de ces événements je l'ai intitulé L'événement noir. En cela, je rejoignais la pensée profonde du grand sociologue Marcel Rioux lorsqu'il déclarait : « Il ne s'agit pas de vendre des biens culturels [...] mais bien d'amener les gens à manifester leur propre vie culturelle, à participer à la production de leur propre conscience. »

C'est lors de l'ouverture du Musée d'art contemporain au centre-ville de Montréal , en mai 1992, que j'ai conçu L'Événement noir, en collaboration avec Pierryves Anger, président du Conseil de la sculpture du Québec. Soixante sculpteurs ont répondu à l'appel. Tous vêtus d'une aube et d'un masque noirs, nous avons formé un passage à travers lequel devaient circuler tous les invités de marque de cette grande soirée. Au cours de ce rituel, silencieusement, nous avons symbolisé une culture en deuil. J'ai écrit alors un texte de plusieurs pages réclamant de grands changements de la part de la direction de cet important musée. Reconnaissance des artistes québécois et ouverture sur le monde étaient parmi les principales réclamations.

Une autre de mes principales préoccupations fut de faire en sorte que les sentiers de l'art  s'ouvrent sur ceux de la démocratie. Ainsi, la pratique de la démocratie participative sera une de mes principales activités. Depuis deux mille ans, la démocratie a parcouru beaucoup de chemins. Certains ne furent pas très heureux, car ils n’étaient qu'un leurre. Mais il en est tout autrement aujourd'hui.
Lorsque de 1966 à 1975 j'ai inventé un nouveau média qui permettait aux citadins vivant en nature urbaine, de s'identifier, se raconter,  renseigner,  se personnaliser,  créer,  entrer en interaction, bref se libérer, je venais de déclencher une nouvelle vague de fond. Elle devait préfigurer « l'architecture de participation » et d'interaction du Web 2.0, cette nouvelle version de l'Internet crée au début du XXIe siècle. Ce nouveau réseau social qu'est l'environnement intégral, cette architecture éphémère, offrait à tous l'occasion de prendre position dans le monde. N'est-ce-pas un des éléments de base de toute démocratie?
Un nouvel esprit participatif et créatif est né alors, il faisait en sorte que le monde soit fait avec, par et pour tous. On a dit que ces environnements ont fait partie des origines des cybermondes. De fait, ils contribuèrent à la naissance des  trois principales tendances animant la seconde génération du Web actuel : les nouvelles technologies (la cybernétique et ses effets de rétroactions ou « feedback »), l'interactivité et les actions créatrices citoyennes vécues au quotidien. Ce mouvement, qui a tout simplement évolué avec la venue de nouveaux médias, a également eu comme suite, les courants alternatifs et les multiples événements d'art total qui entrèrent en interaction avec les mouvements sociaux oeuvrant au sein de nos cités.
Je crois sincèrement que ce passage à l'art citoyen est aussi important dans l'Histoire que celui qui, à la Renaissance, occasionna le passage des « arts mécaniques » aux « arts libéraux ».
L'Internet participatif et interactif est à l'heure actuelle l'élément basique et révolutionnaire d'un nouveau printemps arabe.
Je suis convaincu que ce cheminement représente une montée au sommet de la démocratie, et qu'il parcourt une voie de non-retour.

La critique : « L'origine des cybermondes; Au nombre des précurseurs : le travail séminal de Marcel Duchamp [...] dans les années 50 on annonce déjà l'ère des cyberespaces (avec entre autres Nicolas Schöffer). Les installations de Maurice Demers dans les années 60 reproduisent une sorte de village cybernétique, conviant le spectateur à expérimenter, sous le mode ludique du voyage, de nouvelles sensations » Louise Poissant et Derrick de Kerckhove, NeArt (ou Art et nouvelles technologies), Émission #10, Télé-Québec et Canal savoir, 1995.

Dans tout cela, la constatation la plus importante réside dans le fait d'avoir atteint une sorte d'intelligence collective qui veut, qu'aujourd'hui, tout un chacun, et ce à l'échelle planétaire, peut contribuer à forger notre monde et celui de demain. Cela est en grande partie dû au fait qu'en ce qui me concerne, l'art soit devenu, avec tous ses nouveaux instruments, l'occasion d'une ultime présence au monde.

Au cours de ces dernières années de ma carrière, je considère que j'ai connu les joies de vivre pleinement. J'ai en effet expérimenté une belle mixité avec la grande symbolique de l'un et du multiple, en entrant en harmonie avec celle et ceux qui m'entourent de même qu'avec l'environnement. Je peux ainsi avouer que j'ai connu un nouvel art de vivre. Cela s'est reflété dans l'art de réfléchir, d'écrire et de créer une nouvelle nature. Cette dernière concrétisée à travers la fabrication de bassins d'eau et de cascades à Montréal et à Saint-Bruno. Ce fut mes dernières créations d'environnements et je les ai intitulés : Environnements naturels. En ce qui concerne les fruits des recherches, des études et des écrits cueillis depuis au moins un quart de siècle, cela consiste en deux livres et une multitude d'articles. Ils sont pour la plupart inédits. Les deux titres des livres : « L'art vécu » (196 pages) et « Trajectoires de l'Homme créateur » (782 pages).

J'ai toujours eu comme conviction qu'il me fallait sortir de l'encadrement de la peinture de chevalet traditionnelle pour entrer de pied ferme dans le tableau de la vie. Ainsi quand l'art se fait vie, cela permet au créateur d'oeuvrer à sublimer, à poétiser l'existence. Je crois que cette réalité dépasse la fiction. Elle donne l'occasion à l'artiste de faire en sorte que, par son agrandissement du champ, l'art atteigne ainsi la dimension globale de la culture.
Une de mes principales préoccupations aura été, de tenter de retrouver les instants de mystère et d'enchantement des premiers matins de la naissance de l'art, là où l'imaginaire a été mis en oeuvre, laissant ainsi ses premières empreintes. C'est à ce moment enchanteur que l'Homme a accédé à la pensée symbolique,  fut-elle tracée sur le sol, dessinée sur le corps, gravée dans les os, dans la pierre ou peinte sur les rochers. Il n'en demeure pas moins que les premiers artistes reconnus ont créé des environnements, dans les grottes de la préhistoire.
L'environnement intégral interactif, participatif et créatif que j'ai inventé pourrait se définir ainsi : une immense sculpture qui se déploie, provoquant ainsi l'agrandissement du champ de l'art à la dimension de l'architecture éphémère, voire de l'urbanité. C'est le lieu interactif d'une mise en oeuvre intégrale de la réalité, au cours de laquelle les citoyens-participants se métamorphosent en sculptures vivantes en action, en interaction. Capter les potentialités humaines habitant ces sites et les mettre en activité à travers des expériences continues, voilà un des buts ultimes. Créer un environnement c'est installer dans la quotidienneté, les lieux que notre imaginaire et nos rêves habitent déjà. Il s'agit donc de prolonger l'être humain en l'entourant de son être en devenir. Bref, réaliser un environnement c'est désirer instaurer un monde nouveau, pour un Homme nouveau.

Après avoir été pleinement apprécié et reconnu au cours de notre grande période de la Révolution tranquille, j'ai, par la suite, connu un purgatoire de près de quarante ans. Puis, à force de bûcher sans relâche, je viens de connaître la reconnaissance, voire de vivre la consécration. À venir jusqu'à nos jours, quatre musées (Musée d'art contemporain, Musée de la civilisation, Musée des beaux-arts de Montréal et le Centre Canadien d'Architecture), relatant l'histoire de l'art des années 1960 et 1970, ont rendu compte de mes oeuvres. C'est principalement l'exposition « Environnement total, Montréal 1965-1975 » qui m'a fait l'honneur d'une véritable consécration. Cartons d'invitation et affiche géante en face du Musée pendant plus de cinq mois me furent consacrés. Il en fut de même de la publication des photos de l'exposition, dans les grandes cités du monde.

Pour terminer, j'aimerais inscrire ici, certaines appréciations que j'ai connues récemment et qui ont confirmé cette reconnaissance.

« Maurice Demers, un des principaux créateurs d'environnements des années 1960 » Guy Sioui Durand, « L'art comme alternative, Inter éditeur 1997, p. 55.
"Je viens de passer en revue votre site Web et j'ai été très impressionné par le rôle que vous avez joué dans la redéfinition de l'art comme environnement et outil social. Vous êtes à ce titre un grand précurseur et je tiens à vous exprimer mon admiration la plus entière. Plusieurs vous connaissent déjà, mais je ne doute pas qu'un jour une relecture plus globale de votre contribution voit le jour." Stéphane Aquin, conservateur de l'art contemporain, Musée des beaux-arts de Montréal, courriel daté du 23 février 2010.
"Pionnier des pratiques artistiques participatives au Québec [...] ce livre fera le point sur l'héritage que Demers lègue à l'histoire de l'art québécois et aux artistes lui succédant"  Anithe de Carvalho, Maurice Demers oeuvre d'art total, Lux Éditeurs 2009 p.8.
« Demers compte parmi les artistes les plus engagés et originaux de son époque, aucun autre artiste, si l'on se fie à l'étude exhaustive du théoricien de l'art américain Frank Popper, n'a jumelé à sa manière arts visuels et animation sociale et culturelle, théâtre d'intervention social, science et technologie, musique, art culinaire, art populaire, sciences humaines, etc., au sein d'une même oeuvre. »Anithe de Carvalho, Ibid., p.17.
« Certains artistes comme M. Demers [...] anticipaient un élargissement professionnel du métier d'artiste [...] souhaitaient l'émergence de nouveaux paradigmes pour définir l'art, paradigmes empruntés aux univers de la science et de la communication » Suzanne Lemerise, « Les arts visuels au Québec dans les années soixante » vlb éditeur, 1989 , p.315.
"L'expérience du Théâtre d'Environnement Intégral est unique au monde". Gilles Toupin, La Presse, 21 février, 1974.
« Le futur au passé » "Les temps ont changé, mais une bonne partie des oeuvres présentées à "Déclics" ont acquis, avec le recul, une pertinence peut-être encore plus grande aujourd'hui qu'il y a trente ans. C'est le cas, par exemple, des environnements impressionnants de Maurice Demers". Jocelyne Lepage, La Presse, 29 mai 1999, p.D3.
"Ces pratiques diversifiées, hétéroclites, irréductibles au discours dominant relèvent de l'histoire récente de l'art au Québec tout en constituant des fragments d'une politique, celle dont l'art est le moyen d'expression." Lucille Beaudry, « Art et politique, Bulletin d'histoire politique » Vol 9 numéro 3, été 2001, p. 10-11 et  24 à 35.
"C'est sans doute pour adapter l'homme à cette mutation de notre monde que sociologues, éducateurs et artistes s'efforcent d'ores et déjà, chez nous de susciter, grâce à des spectacles d'environnements précurseurs, les événements de conscientisation qui aideront au passage d'une société telle que nous la connaissons (éducation, travail, place de la femme, amour, etc.) à une autre société où les mêmes problèmes seront résolus dans le cadre d'une harmonie collective, créatrice et spontanée qui aidera chacun à se vider des complexes hérités du passé." Jean Sarrazin, directeur revue Forces, numéro 200, 1972, p.2.
"Paru en 2009, Maurice demers Oeuvre d'art total. Des environnements participatifs à la création collective, petit livre de 150 pages sous la plume limpide d'Anithe de Carvalho, sort de l'ombre un artiste québécois majeur : Maurice Demers. L'ouvrage met en lumière ce que l'on pourrait qualifier de "chaînon manquant" permettant de mieux comprendre et expliquer l'évolution récente de l'art socialement engagé au Québec. [...] De par les formes d'art qu'il orchestre Maurice Demers s'avère un auteur clef de cette mouvance d'alors qui, il faut le mentionner définit une des trames de l'art à la marge "underground" au Québec. [...] Au pinacle de la révolution tranquille, les "oeuvres d'art total" de Maurice Demers définissent cette trame d'art socialement engagé et d'art communautaire à une époque où l'histoire de l'art par les acteurs eux-mêms (ce Québec Underground) qui va produire les historiens de l'art de l'UQAM vont focaliser presqu'entièrement sur l'art militant comme art politique : "Ce concepteur a adhéré à une tendance artistique divergeant des autres en place, mettant en valeur la conscientisation sociopolitique du public et un art engagé indépendant de la propagande."(Anithe de Carvalho).[...] En effet, les stratégies orchestrées par Maurice Demers comme environnements en font un précurseur de ce que j'appelle justement au dernier chapitre de mon livre L'art comme alternative. Réseaux et pratiques d'art parallèle au Québec 1976-1996, les événements d'art comme oeuvre d'art total." [...] De Carvalho ouvre avec raison une filiation avec l'attitude d'art total chez Demers qui est beaucoup plus étendue. Une telle histoire sociale de l'art est à écrire. [...] Assurément, Maurice Demers est, aux yeux d'un Wendat comme moi, un " grand-père ". [...] C'est dire que le livre met enfin en lumière cet artiste "à" l'oeuvre d'art total.  Sa lecture ébranle certaines références du discours convenu de l'histoire de l'art. Les environnements techno-ludiques et d'art socialement engagé dans les années 1960 et 1970 font de la créativité de Maurice Demers une référence jusqu'ici peu connue de l'évolution de l'art au Québec. Maurice Demers aura été non seulement un artiste avant-gardiste. L'intention et l'attitude d'artiste de son oeuvre demeure encore brûlante d'actualité. L'éthique de son engagement et le matériau de son imaginaire, à savoir le tissu social, la société vivante, la vie de quartier, les communautés et non l'exploration d'une technique, d'une discipline ou d'une mode, comme forme d'émancipation collective par l'art perdure. Il faut plus que saluer sa publication. Il importe de s'en faire l'écho, tant du livre d'Anithe de Carvalho que du site Web de l'artiste (http://www.mauricedemers.com/), preuves qu'il s'agit d'art actuel." Guy Sioui Durand, revue Inter #108, 2011.

Maurice Demers
Février-mars, 2012