LA PLACE DES ARTS HORS LA PLACE-DES-ARTS

DES UNIVERSITAIRES HORS L’UNIVERSITÉ


LA PLACE DES ARTS HORS LA PLACE-DES-ARTS 

« Appelez-moi Ahuntsic »

Des professeurs de l’Université de Montréal vivront cette année une expérience de théâtre de participation populaire à l’échelle d’un quartier urbain tout entier; une expérience de théâtre d’environnement intégral unique au monde, signée Ahuntsic.

(Le quartier Ahuntsic est borné au Nord par la Rivière-des-Prairies, au Sud par le boulevard Métropolitain, à l’Est par la rue Papineau et à l’Ouest par le chemin de fer Canadien Pacifique.)

La scène : Ahuntsic. Les metteurs en scène, les acteurs et les spectateurs : ses citoyens. L’action : le scénario de leur propre vie qualitative quotidienne échelonnée sur plusieurs mois. Une seule représentation : la fête. Le titre : « Appelez-Moi Ahuntsic ». Un catalyseur : l’animation culturelle.

Créateur du théâtre d’environnement intégral qu’il définit comme étant « la science et l’art de la mise en scène du vécu qualitatif de la quotidienneté d’une ethnie », un art et une science qu’il explore et qu’il pratique depuis six ans pendant lesquels il a conçu et réalisé onze productions du genre. M.Maurice Demers entreprend cette année une oeuvre considérable et unique au monde. « Aujourd’hui » déclare-t-il, « nous en sommes à l’étape où le théâtre « milieu de vie » envahit un quartier urbain tout entier ».

« Nos objectifs fondamentaux », poursuit-il, « sont de permettre la naissance de l’homme nouveau, libre et créateur, de cet homme déjà à l’état latent dans chacun des individus : d’engendrer l’autonomie culturelle d’une communauté; de favoriser l’avènement d’une culture nouvelle et créer un nouveau type de vie communautaire urbaine ».

Traduit dans la pratique
La structure de base du projet repose sur douze modules. Leur rôle respectif en est un de coordination, d’interrelation, d’information, d’action et/ou de rétroaction. Un premier module forme le noyau central du projet. Il doit le mettre en branle et le coordonner. Sur celui-ci se greffe les modules « audio-visuel », « polysensoriel », « expression plastique » (dirigé par Mlle Gisèle Barret de sciences de l’éducation) « musique pour tous », « créativité pour enfants » et, si les gens en expriment le besoin, d’autres, dont le rôle propre sera de déclencher les actions en mettant à la disposition des citoyens tous les moyens d’expression possibles leur permettant de créer, de communiquer, de se connaître et de connaître leur milieu. Trois modules, « animation culturelle », « animation par petits groupes » et « polyvalent », sont davantage axés sur les phases qui précèdent et suivent l’action. Il s’agitpour ces groupes de préparer l’action, de la provoquer, et d’évaluer par la suite les rétroactions. « Car le processus constant de notre démarche », souligne Maurice Demers « est fait d’évolutions et d’évaluations d’actions et de rétroactions. »

Ainsi, le module « Animation par petits groupes » dirigé par M.Gilbert Tarrab, psychologue rattaché au Département de service social de l’Université de Montréal et expert en dynamique de groupe, verra, après chaque événement à réunir les participants en petits groupes afin d’obtenir leur « feedback » sur ce qu’ils viennent de vivre et la façon dont leur action se répercutera sur leur vie quotidienne. Il appartiendra ensuite au module « polyvalent » de procéder, en séance plénière, à l’évaluation rétroactive de l’ensemble du processus. Ce module dirigé par M.Marcel Rioux, professeur au Département de sociologie de l’U. de M., rassemble treize spécialistes des sciences de l’homme : anthropologie, écologie, sociologie, psychologie, etc. « Sa fonction principale, » note M. Rioux, « sera d’observer et d’évaluer toutes les phases de l’expérience pour en formuler une évaluation constante ». « Pour formuler et évaluer ce qui va se passer », ajoute-t-il, « il faut de toute évidence connaître le milieu au début. C’est ainsi que l’on devra s’attacher à l’étudier sous toutes ses facettes. Les différentes enquêtes sur ce quartier devraient nous permettre de savoir assez exactement quelles fractions de classes sociales composent la population, leur genre de travail et de loisirs, la composition démographique des différentes sections, ainsi que la situation des citoyens par rapport à ce que nous savons déjà d’autres quartiers qui ont été étudiés dans l’enquête « Idéologie et aliénation dans la vie quotidienne des Montréalais francophones ».

Et dans le temps
Les activités de chacun des modules se dérouleront en quatre étapes. Un : l’étape de sensibilisation, déjà en opération depuis le mois de décembre, consiste à tracer un profil du quartier et à sensibiliser des gens au projet. Deux : l’étape d’apprentissage qui débutera le 28 février par une première manifestation théâtrale s’échelonnera sur cinq mois, invitera les gens à s’insérer dans les modules pour créer et à s’exprimer de toutes les façons possibles. « Cela peut aller très loin, » nous dira M. Demers, « jusqu’à fabriquer des biscuits et en faire des murales ». Trois : L’étape de production consistera à mettre en scène le vécu qualitatif quotidien de la collectivité pendant les mois précédents en vue de la vaste démonstration théâtrale qui se tiendra, l’été prochain pendant une journée ou une semaine selon ce que les participants décideront eux-mêmes : une fête totale qui fera la synthèse des activités, du vécu quotidien de toute une année. Une représentation théâtrale signée Ahuntsic dans laquelle chacun et tout le monde se reconnaîtra. Et enfin l’étape de rétroaction où, ensemble, on fera une analyse du processus, où on cherchera les moyens de l’améliorer et où on établira le programme de la deuxième année. Car le projet « Appelez-moi Ahuntsic » doit durer cinq ans.

L’avenir le dira
C’est une entreprise ambitieuse qui n’est pas sans soulever quelques interrogations. « Nous avons d’abord réagi devant l’énormité du projet », souligne Claude Larivière qui a eu l’occasion d’animer, avec un groupe d’étudiants une réunion des directeurs de modules1. “Tout en étant d’accord sur ses objectifs fondamentaux » poursuit-il, “on peut s’interroger sérieusement sur la façon dont il peut se réaliser. On s’est posé des questions sur le choix du quartier. On s’est aussi demandé comment il était possible de traduire le langage du créateur à des gens qui ne peuvent se concevoir comme tels et qui associent le mot « création » à des lieux clos. Exemple : La Place-des-Arts. On s’est posé des questions sur le financement : est-ce qu’on peut s’attendre à ce que des hommes d’affaires participent à des activités de ce genre. Si oui : pourquoi? Est-ce que cette participation impliquera des engagements? Comment rendre cette énorme machine opérationnelle sans éviter l’éparpillement, l’anarchie ou l’institutionnalisation»? « Toutes ces observations sont pertinentes » souligne M. Tarrab « et l’important est que nous en soyons conscients. On ne peut rien prévoir. Le projet appartient aux gens. Nous ne sommes que les catalyseurs ». « L’idéal », dit-il « Serait qu’un jour nous puissions nous rendre absents ».

« Nous partons du principe », reprend M. Demers, « qu’il faut éviter l’erreur des centres culturels implantés dans des murs de béton, lesquels ne tiennent nullement compte des besoins d’un milieu. Nous procédons à l’inverse : nous construisons des centres culturels humains, hors les murs, dans la rue. Et d’ici cinq ans la population d’Ahuntsic sera en mesure de réclamer la construction d’un lieu physique qui répondra vraiment à ses besoins. »

 Pourquoi Ahuntsic? « Parce que c’est un milieu fortement défavorisé sur le plan culturel, » précise M. Demers. « Une population composée en grande partie d’une classe moyenne qui a déjà satisfait ses besoins primaires et est prête à améliorer sa qualité de vie, à satisfaire ses besoins secondaires : elle a le moyen de se payer une fête. Si notre projet échoue, » conclut-il, « nous pourrons dire que nous arrivons trop tard et qu’il n’est plus possible de retrouver la vraie nature de l’homme ».

1-Un groupe d’étudiants dont Claude Larivière inscrit au cours « Animation par petits groupes » donné par M. Gilbert Tarrab au Département de service social, a eu l’occasion dans le cadre de leurs travaux pratiques, d’animer une réunion des directeurs de modules en décembre dernier.

L.F.
Forum 1er février 1974, Page 8