Article de Guy Sioui Durand
publié dans la revue Inter 108, mai 2011.

Maurice Demers, oeuvre d'art totalLUX Éditeur 2009

Maurice Demers, oeuvre d'art total

Des environnements participatifs à la création collective, Anithe de Carvalho

Paru en 2009, Maurice Demers oeuvre d'art total. Des environnements participatifs à la création collective, petit livre de 150 pages sous la plume limpide d'Anithe de Carvalho, sort de l'ombre un artiste québécois majeur : Maurice Demers. L'ouvrage met en lumière ce que l'on pourrait qualifier de chaînon manquant permettant de mieux comprendre et expliquer l'évolution récente de l'art socialement engagé au Québec. De 1968 à 1975, Maurice Demers crée une douzaine d'environnements comme oeuvre d'art total qui évoluent de technoludisme aux créations collectives sociopolitiques. Étudiant six de ceux-ci, l'historienne de l'art analyse précisément leurs dimensions de participation, de création collective et de conscientisation sociopolitique.

Les années soixante et soixante-dix sont un temps fort d'expérimentation de l'idée de participation dans plusieurs domaines de la vie sociétale. Le nous se fait attratif autant dans les mondes du travail (autogestion), de la vie politique (social-démocratie, animation populaire et autodétermination communautaire) que des loisirs (accessibilité et créativité populaires) que dans celui de l'art (créations collectives et expériences globales). Grâce aux formes d'art qu'il orchestre, Maurice Demers s'avère un acteur clé de cette mouvance d'alors qui, il faut le mentionner, définit l'une des trames de l'art underground au Québec, le concept d'environnement est en vogue. Il peut être une sculpture environnementale qui occupe et tient compte de manière spécifique d'un site extérieur (land art) ou bâti (in situ). Il évoque aussi la création d'une ambiance qui enrobe le lieu et les participants. L'environnement peut être en outre un espace-temps multisensoriel où quelque chose de partagé et de vécu en commun advient, des happenings.

L'originalité créatrice et visionnaire de Maurice Demers tient à ce nous créateur qui transforme les gens de spectateurs à participants. La somme est plus grande que l'addition de ses parties, comme cocréation et expérience partagée en commun. Au fil du temps, on observe un glissement idéologique progressif chez l'artiste : des environnements cinétiques et ludiques (Futuribilia 1968), on passe à des environnements populistes et sociopolitiquement engagés (Appelez-moi Ahuntsic, 1973-1974). Ce parcours donne l'occasion de réfléchir sur la fonction de l'art et le rôle des artistes en société. En effet, les stratégies orchestrées par Maurice Demers comme environnement en font un précurseur de ce que j'appelle les événements d'art comme oeuvres d'art total.

Bien que depuis le milieu des années soixante-dix on référera de moins en moins à l'appellation environnement au profit de la notion d'installation, tandis que les happenings céderont le terrain aux performances individuelles. Il n'en demeure pas moins que la vivacité des événements d'art, hors des lieux convenus de l'art et aux thématiques environnementales de connivence avec les luttes des mouvements sociaux un peu partout au Québec, allie l'utopie d'art total à celle d'art communautaire. Qui plus est, les thématiques, et surtout leur portée communautaire et sociétale dans le plus vaste rapport entre art et société, préfigurent les nouveaux paramètres qui moduleront les débats à venir dans les années deux mille : l'appartenance, l'ancrage identitaire de plus en plus fragmenté et l'interdisciplinarité créatrice, autres sources de perte de repères, de mouvance des frontières et de l'imagination.

En effet, à partir du milieu des années quatre-vingt-dix, une nouvelle fourchette conceptuelle vient raviver en la scindant l'idée de participation en art : manoeuvres altruistes plutôt que performances narcissiques, interrelations à échelle humaine et interactivités par des interfaces médiatiques s'activent. Avec les années quatre-vingt-dix, l'idée de création collective est complexifiée par une nouvelle attitude d'interdisciplinarité qui donne lieu à plusieurs zones événementielles et oeuvres hybrides qui prétendent néanmoins à l'oeuvre d'art total, mêlant genres, lieux, sites, technologies et disciplines. On observe aussi un élargissement de l'engagement par l'art en activismes macrropolitique et micropolitique liant art militant et art socialement engagé.

En citant notamment l'aventure radicale du collectif Inter/Le Lieu et la zone communautaire de l'îlot Fleurie à Québec, les États d'urgence de L'ATSA, les situations impromptues du collectif Pique Nique à Montréal ainsi que les projets de certains artistes comme François Morelli, Mathieu Beauséjour, Raphaëlle De Groot et Dominique Laquerre, Anithe de Carvalho ouvre avec raison une filiation avec l'attitude d'art total chez Demers qui est beaucoup plus étendue. Une telle histoire sociale de l'art est à écrire.

Assurément, Maurice Demers est, aux yeux d'un Wendat comme moi, un grand-père.

C'est dire que le livre met enfin en lumière cet artiste à l'oeuvre d'art total. Sa lecture ébranle certaines références du discours convenu de l'histoire de l'art. Les environnements technoludiques et d'art socialement engagé des années soixante et soixante-dix font de la créativité de Maurice Demers une référence jusqu'ici peu connue de l'évolution de l'art au Québec. Il aura été non seulement un artiste avant-gardiste, mais l'intention et l'attitude artistiques de son oeuvre demeurent encore brûlantes d'actualité. L'éthique de son engagement et le matériau de son imaginaire, soit le tissu social, la société vivante, la vie de quartier, les communautés, et non l'exploration d'une technique, d'une discipline ou d'une mode, comme forme d'émancipation collective par l'art perdurent. Il faut plus que saluer sa publication. Il importe de s'en faire l'écho, tant du livre d'Anithe de Carvalho que du site Web de l'artiste (www.mauricedemers.com), preuve qu'il s'agit bien d'art actuel.

Guy Sioui Durand

LUX ÉDITEUR C.P. 129, succ. de Lorimier Montréal (Qc) Canada,
H2H 1V0 www.luxediteur.com ISBN 978 2 89596 082-9