L’art contemporain dans notre société

 

Photo : Maurice DemersPhoto : Maurice Demers

On ne peut que déplorer l’absence de l’artiste en art « visuel » contemporain au sein de notre société. Le fait qu’aucun représentant de ce fragment de la culture ne soit présent à la Commission sur l’avenir du Québec est un des meilleurs exemples de cette situation.
Isolé d’une part dans sa tour d’ivoire et fonctionnant à l’intérieur de lieux « ghettoïsés », l’artiste oublie trop souvent le monde dans lequel il vit. Ce dernier, perdu dans la confusion postmoderne, l’oublie à son tour en l’occultant de sa vie quotidienne. L’art est tellement éloigné des préoccupations de chacun qu’on peut se demander qui aurait par hasard inscrit aujourd’hui, à son agenda, une visite de telle ou telle galerie.
Depuis que par une sorte de consensus général on a décrété l’autonomie de l’oeuvre d’art, confirmé spécifiquement par l’avènement de l’art abstrait, la majorité des peintres et des sculpteurs s’est réfugiée dans le cloisonnement d’un langage hermétique. Et l’art n’a parlé qu’à l’art. Pour le créateur, l’art est ainsi devenu « la » réalité.

Le rôle de l’artiste

Mais, heureusement, un espoir pointe à l’horizon. Comme le phénix, une conscience collective est en train de renaître de ses cendres, se concrétisant à travers un nouveau projet de société ; mais cette fois de façon plus mature.
À cause de ses caractéristiques profondément humanitaires, l’art a joué un grand rôle au cours de plusieurs périodes charnières de l’Histoire de l’humanité. On semble oublier que si «  l’art est un produit de la société, dans une large mesure la société est aussi un effet de l’art...(car il) agit sur la société et la modèle », nous dit Roger Bastide (Art et société, p. 203).
Il serait temps que le partenariat se concrétise entre les différentes disciplines et que nous procédions à une meilleure répartition des tâches et des responsabilités socioculturelles. Que les « hommes d’argent » prennent conscience que l’hégémonie de l’économie doit cesser et que la voie de la réussite personnelle réside non plus dans un plus-avoir, mais dans un plus-être. Car, si l’économie nous aide à mieux vivre, la culture, elle, nous aide à mieux être. Cela non plus par un travail forcé et orienté vers le superflu, mais dans une activité existentielle, de plus en plus libre et épanouissante.
Nourrie aux seins argentés de l’économie, notre société fait fi de la culture. En éducation, « l’obsession scientifique et technologique commence à donner des fruits en recherche, mais l’école québécoise, a tous les niveaux, la paie d’une déculturation massive » (Lise Bissonnette, Le Devoir, 5 janvier 1991). De par ces faits, il n’est pas étonnant que nous n’ayons pas de politique culturelle globale au Québec présentement.
Pourtant la culture, c’est le sang qui circule dans le corps social d’une nation. Le geste, l’action ou l’objet artistiques, malgré qu’ils soient parallèles de nos jours, se doivent d’être considérés comme un des principaux éléments de la mosaïque culturelle.
Une confusion règne actuellement parmi les différentes visions de la culture. Un fait s’impose cependant : le critère essentiel demeure que les données qui la composent doivent être considérées en fonction de leur quête de sens, qu’elles soient de type classique ou ethnologique, voire savante ou populaire. Disposés de façon horizontale, ces fragments de culture se doivent d’émerger d’un être ou d’un objet qualitatifs, qui expriment une époque. C’est la seule façon de juger de leur valeur.
Des images évoquant une nouvelle éthique de la transcendance s’imposent, à l’heure du déclin d’une civilisation chez qui l’on ne retrouve que traces fossilisées de déshumanisation, dénaturation, démystification et désacralisation. Hypersensible, le créateur pourrait démontrer jusqu’à quel point il est vital de ressentir des émotions face aux êtres et aux choses qui nous entourent, dans une ère de désensibilisation à la souffrance humaine. Il pourrait aussi éveiller à la capacité d’émerveillement, au temps du désenchantement de toute une jeunesse devant ce terrifiant spectacle du monde.
D’autre part, certains membres de notre société pourraient jouer un rôle important dans l’art de renouer les liens rompus avec l’artiste. Les mass medias pourraient diffuser davantage l’art contemporain, afin de le faire connaître et apprécier. Il suffirait de délaisser par moment le spectaculaire et de faire découvrir le substantiel en l’actualisant. Mais c’est avant tout au monde de l’éducation qu’il faut s’adresser. L’éducation, c’est une formation, c’est un mode de connaissance et de transmission des valeurs. Ce devrait être aussi le laboratoire de nos lendemains.
Pour y arriver, il suffirait, de prime abord, que sur le plan de la communication, partout l’on forme les gens non seulement au langage parlé et écrit, mais aussi au « langage » le plus actuel et le plus vivant qui soit : celui de l’image animée. Si les étudiants étaient initiés au langage intuitif et imaginatif des symboles et des sentiments, ils pourraient faire un apprentissage adéquat des nouvelles façons de percevoir et en même temps de communiquer avec les créateurs.
Ils éviteraient ainsi ce que Fernande Saint-Martin appelle le plus grand malentendu du siècle : « Les gens cherchent dans l’art abstrait à reconnaître les signaux qui se réfèrent à l’activité visuelle, alors que les artistes ont tenté d’exprimer des expériences sensorielles... » ( La Presse, 14 mai 1988 ).
Quel serait notre étonnement si tout à coup l’on découvrait un artiste en train de peindre, sur la vaste toile blanche du sol enneigé de notre pays, les lignes, les formes, les couleurs et le mouvement de notre devenir ?
C’est pourtant psychologiquement ce qu’il est appelé à faire, que ce soit par une imagerie abstraite ou figurative. Ce seront des images stables ou en mouvement si elles sont transmises à travers une peinture ou une sculpture, et des images associatives ou en situation s’il est question d’installations, de performances ou d’environnements.
Nous avons commencé cette aventure sociale au cours des années 1960. Il ferait bon se souvenir qu’un sentier a déjà été défriché et qu’aujourd’hui, tout semble prêt pour commencer à bâtir pays. C’est dans la mixité d’un apport à la fois personnel et collectif, de même que dans l’interdisciplinarité, que ça devrait s’accomplir.
L’imagination est dotée d’un pouvoir d’anticipation. En créant un pays imaginaire, l’artiste pourrait faire en sorte que « les gens du pays » désireraient l’habiter. S’il est un authentique voyant, ses oeuvres deviendront des archétypes actualisés ou des « images primordiales », qui remémoreront, aux sociétés futures qui nous étions.

Un endroit exemplaire

La spécificité de notre « nord-américanité » devrait nous servir de rampe de lancement pour atteindre le troisième millénaire. Notre pays sera un des seuls États sur la planète à avoir été engendré dans la paix. Endroit exemplaire, il représenterait, pour plusieurs régions du monde, une véritable terre promise. C’est spécifiquement un lieu de vastes espaces et de ressources naturelles tant recherchées de nos jours sur le plan écologique. Rare territoire de « châteaux d’eau » et d’énergies électriques qui permet d’être à la fine pointe de la technologie actuelle.

N’avons-nous pas là toute la matière nécessaire pour célébrer la nature qui, historiquement, revient dans la culture ? L’union de l’humain, la nature et la culture, accompagnées de l’apport économique et scientifique, m’apparaît actuellement comme une vision holistique essentielle. Quelles merveilleuses sources d’inspiration pour un peuple créateur ! Nous pourrions ainsi, non seulement intégrer l’art à la vie, mais redécouvrir l’humain dans son intégralité et vivre avec passion, notre période inaugurale.

Maurice Demers
Le Devoir, 28 février 1991
Des idées, des événements