L’environnement interactif

Ou s’entourer de son être en devenir

Elle tente de s'enfanter« Femme  » 1971, Centre National des arts, Ottawa. Conception Maurice Demers, réalisation de cette sculpture Irène Chiasson. © Photo : Jacques Bourget.

L’auteur nous fait part ici des recherches plastiques qu’il a menées au cours des années soixante. Son article est un condensé de l’un des chapitres d’un livre qui paraîtra sous peu.

L’ère est à la révolution. Sur le plan culturel, je crois que c’est la plus grande de notre histoire. Si auparavant nous avons importé, avec un certain recul, la modernité, au cours des années soixante la postmodernité a été vécue ici en simultanéité avec le « village global ».

Énergisé par le climat d’effervescence de notre vaste projet collectif, je m’aventure, en tant qu’intervenant, dans la création d’environnements, dans le but de faire ma part pour favoriser l’avènement d’un monde nouveau. Pendant qu’à l’échelle planétaire l’humanité s’arrache pour la première fois de l’attraction terrestre, je décide de donner un sens à mes machines-sculptures en leur faisant prendre leur envol, afin d’atterrir sur des planètes inexplorées.

À l’heure où, vue de la lune, la « planète bleue » m’apparaît toute petite, la percée verticale de l’atmosphère m’inspire. Elle me fera cheminer sur le chantier d’une expansion de l’être à la portée de tous. Une nouvelle technologie transforme l’ancienne en forme d’art, nous dit McLuhan : « Lorsque les satellites commencèrent à tourner autour de la terre, ils commencèrent à faire de la télévision, mais aussi de la planète une forme d’art. » ( « Mutations 90 », 1969, p. 99).

C’est au milieu des êtres humains que j’implanterai mon atelier; dans le quartier de la « petite patrie ». Peuplé de véhicules insolites qui flottent dans l‘espace, il sera métamorphosé en site de lancement vers l’imaginaire. Immense atelier fréquenté par toutes les classes de la société, il renouera ainsi avec l’esprit de l’univers médiéval que caractérisaient le compagnonnage et les défricheurs.

L’environnement plastique :
quelques définitions
L’environnement c’est un tableau qui quitte les murs, qui se dilate, qui s’anime et à l’intérieur duquel on pénètre. En circulant dans ses entrailles, on le vivifie en le transformant en tableau vivant.  L’environnement, c’est aussi une sculpture qui se déploie, qui s’agrandit pour devenir architecture. À l’intérieur de cette dernière, le spectateur-participant devient l’une de ses. Il fait oeuvre, en devenant sculpture en action, en devenant sculpture vivante.

Cette expansion ajoute le mouvement ainsi que le temps à l’art de l’espace qu’était la sculpture traditionnelle, faisant de l’environnement plastique un art spatio-dynamico- temporel. Cet art nouveau fait sienne l’amorce d’une dilatation de la sculpture que nous a apportée le vingtième siècle (deux dimensions y ont été joutées, celle du mouvement en tant que quatrième selon Francastel, et du temps comme cinquième dimension selon Ragon), et la projette dans une multidimensionnalité encore plus grande.

L’environnement plastique est un art hybride et multivalent. Holistique, il s’aventure dans les territoires intérieurs aussi bien qu’extérieurs. Il est l’art de l’humain qui s’entoure de ce qu’il est, et même plus, de ce qu’il aimerait être. C’est donc l’art de s’entourer de son être en devenir.
L’environnement interactif c’est un espace-lieu au service de l’être en situation, qui s’accomplit dans le temps. C’est un des médiums qui permet l’accomplissement de l’être de désir qu’est la personne humaine.

Véritable microcosme, l’humain est le premier des environnements. Il devient ici matériau d’art sublime, en vertu d’une quête perpétuelle de dépassement, d’une tentative de transcendance. L’interactivité en environnement, par la participation totale qu’elle engendre, nous fait accéder au vécu authentique. Ainsi conçu et réalisé, l’environnement n’est plus seulement forme, couleur, ligne et mouvement « dans un certain ordre assemblés », mais un assemblage dorénavant beaucoup plus complexe. Le concepteur d’environnement agence par une interaction synergique colossale non plus seulement des objets, mais aussi des fragments d’attitudes humaines prévues et imprévues, projetés à travers un temps et un espace jusqu’ici inconnus. De cette façon l’artiste élève ce médium à la hauteur de l’art humain, et non plus seulement à celle de l’art objet. L’environnement est conçu de façon mosaïquée, mis en place à l’aide d’une mixité d’éléments neufs tels les gestes, les voix, les attitudes, et les mouvements qui proviennent de l’agir du participant, dans ces aires de jeu. Il s’agit là des premiers moments d’un phénomène que la performance exploitera au cours de la décennie suivante. Suite à ces divers éléments en situation, les images associatives élaborées dans l’environnement collectif seront aussi à l’origine des installations individuelles. La multivalence des origines amènera la polyvalence des styles.
Véritable lieu de métamorphose que l’environnement performatif pour ceux qui prennent le temps de vivre ces expériences participatives. Il donne l’occasion au spectateur de continuer l’oeuvre de l’artiste. Projeté lui-même au coeur de la vision du créateur, le participant est appelé à son tour à l’achever et finalement à agir lui-même sur l’auteur de l’oeuvre, dans une interrelation enrichissante. C’est l’agir créateur d’une force collective qui mijote dans le creuset de perceptions, de gestations et de projections, et qui nous mène à la grande rencontre des créations. Oeuvre à la fois personnelle et collective, elle décuple ainsi les potentialités créatives des individus. Ce type de création a été pour moi, une tentative pour redonner à chacun son pouvoir créateur. Cela, afin que dans un contexte utopique de démocratisation totale des arts, tous oeuvrent à redevenir des humains libres. Bref, dans le but d’anticiper sur la réalité, mon intention était de créer des modèles de personnes libres et créatrices, qui désirent faire naître leur pays.
Dans l’environnement interactif, la communication s’exerce sur tous les plans; c’est-à-dire de façon personnelle et directe de même qu’indirectement ou médiatisée par la technologie contemporaine.

 

l'environnement interactifl'environnement interactif

Une oeuvre ouverte
qui engendre l’événementiel
 À l’heure où le cosmos tout entier s’ouvre à l’exploration spatiale, l’ouverture me semble être la forme symbolique qui caractérise le mieux les années soixante. L’avènement d’une forte accentuation pour libérer la féminité (aussi bien chez l’homme que chez la femme) favorisera aussi l’ouverture vers de nouveaux réseaux de liens. C’est dans cette conjoncture que l’environnement adopte la formule de « l’oeuvre ouverte ».  Elle prépare à accueillir une nouvelle pédagogie qui est celle de la vie même. « La vie plonge l’humain dans l’imprévisible et le discontinu... L’oeuvre d’art moderne a fait le saut hors de la stabilité comme d’ailleurs tout l’univers de la culture » (Rapport Rioux, p.89 et 87). À partir de maintenant, le monde ne sera plus basé sur les valeurs de l’oeuvre issues de la modernité : complète et fermée sur elle-même. L’oeuvre nouvelle n’est plus linéaire, mais multidirectionnelle.
Dans mes environnements « Futuribilia », « Les mondes parallèles » et « Femme », le temps n’agit plus seulement comme durée, mais surtout comme discontinuité, caractérisée par la simultanéité de l’agir. Le spectateur peut en tout temps changer le cours de l’événement, en s’insérant dans l’oeuvre et en la transformant.
L’oeuvre ouverte nous projette instantanément dans l’événementiel. Le suspense, la spontanéité et le hasard sont ses principales constituantes. L’événementiel est cet instant présent qui nous tient en haleine, nous faisant vivre le temps fort d’un devenir incertain. Il est confrontation avec l’imprévu, l’inattendu. C’est l’aventure dans l’inconnu. L’oeuvre événementielle a la fraîcheur des événements que l’on ne peut vivre qu’une seule fois.

Un art total et une activité
de synthèse et d’interaction
L’environnement est un art total. Il a recours au décloisonnement des disciplines engendrées par la spécialisation à outrance. Il agit de façon multidisciplinaire afin que l’humain retrouve sa vision holistique naturelle. Il est question ici de trois types d’unions. La première sera l’activité pluridisciplinaire qui traite d’addition et de collaboration dans le but d’atteindre des objectifs similaires. La deuxième forme d’unité sera celle de l’interdisciplinarité. Elle concoure à créer de réseaux associatifs et des métissages élaborés. Et finalement l’art de l’intervalle composera le troisième élément de cet ensemble. Là, il est question de silences et de vides, bref d’espace fondamental « entre » les éléments de l’art et de la vie. Ces trois approches concourent à faire vivre une perception globale renouvelée. Elles expriment la contemporanéité de l’humain fragmenté, redécouvert dans sa totalité.
Ces divers apprentissages m’ont amené à croire que l’environnement est une activité globale et à la fois un art de synthèse et d’interaction. En unissant les pleins et les vides, il produit une énergie nouvelle au même titre que l’antimatière lorsqu’elle entre en contact avec la matière. Dès le début de ces développements inhabituels, que suscite le postmodernisme, il m’a semblé important d’oeuvrer à découvrir des essences, pour éviter les superficialités anecdotiques de ce gigantesque éclatement.
Pour assurer l’interdépendance des liens nouveaux qu’établit l’oeuvre interactive, l’artiste se doit de muter, de se métamorphoser en créateur polyvalent. Ce processus de cheminement se manifestera en deux temps. Avant l’événement, il agira comme concepteur et/ou programmeur. Lors du déroulement de l’événement,  il se transformera en coordonnateur et finalement en animateur, pour donner vie à l’ensemble.

L’art devient jeu pour enfant-adulte
En subissant cette mutation, je suis sorti des lieux ghettoïsés de l’art pour célébrer la grande réconciliation de l’art avec la vie de tous les jours. Cela, en créant une nouvelle réalité imaginaire qui donnerait aux gens le goût de la vivre. J’ai alors senti que je me devais d’assumer un nouveau rôle social. Il ne faut pas oublier que dès ses origines l’art est utile, et qu’il sert à unir et même à souder ensemble la communauté. Il accompagne aussi bien les gestes de la quotidienneté menacée, que ceux des rituels festifs, dont certains avaient pour but d’amadouer les dieux afin qu’ils infusent la force vitale nécessaire pour survivre. En ces temps exemplaires, l’humain crée ainsi naturellement. Homme libre, il crée et se recrée sans cesse, dans l’envoûtement des tam-tam tribaux, en créant des environnements, je redécouvre aussi l’esprit des premières com-munautés; tout en étant conscient qu’aujourd’hui les communautés sont toutes branchées, par l’électronique, au « vaisseau spatial terre».
C’est en vue de réactualiser la fraîcheur de ces sociétés originaires que je choisis de créer des rituels ludiques.  D’approche agréable, ils facilitent la participation authentique. De prime abord, je crois que le jeu fait partie de la notion essentielle de l’art.
Ces interventions m’ont aidé à retrouver la capacité d’émerveillement des premiers regards de l’enfance; du merveilleux temps de « l’enfance de l’art ». Jouer c’est faire semblant, c’est simuler afin de faire arriver. En agissant ainsi, j’éveille chez l’enfant qui sommeille dans l’adulte une nouvelle conscience du monde. En me servant du jeu, l’ai voulu partir de l’innocence, passer par les sens et aboutir à la conscience.
En initiant les participants au rituel de passage de la consommation à la création, je crois avoir réussi à provoquer une révolution du spectateur, à travers une oeuvre commune de création. Cela répond à un besoin de la nature humaine, qui est celui d’accéder à un niveau plus élevé d’existence. Ce qui compte, c’est que le « spectateur » ait senti le besoin d’une oeuvre à accomplir, qu’il ait eu envie, en compagnie d’un artiste-médiateur, de poser par l’art un geste créateur, de faire l’apprentissage d’une certaine liberté.

Une temporalité et une spatialité nouvelles
La conception et la réalisation d’une oeuvre originale nécessitent généralement une nouvelle conception du temps et de l’espace; ou si l’on veut, un renouvellement de la vision. La notion d’un temps unidirectionnel, axé exclusivement sur le futur, et celle des avant-gardes artistiques m’apparaissent périmées. Je crois qu’il est désormais anachronique de faire fi du passé et surtout du présent. J’entrevois maintenant la temporalité comme une entité discontinue, multidirectionnelle et polyvalente. Le principal aspect est la notion d’hors-temps. Cette dimension est atteinte lorsque l’humain quitte
la gestion d’un temps profane, pour atteindre la vision d’un temps sacré, c’est-à-dire primordial et donc anhistorique. Cela se produit dès le moment où l’art accomplit sa mission principale, qui est celle de transcender la réalité.
Quant aux trois dimensions de la réalité temporelle que sont le passé, le présent et le futur, elles sont conformes à la vraie nature de l’humain, qui vit de souvenirs (mémoire), de gestes concrets dans l’instant présent, et d’espoirs (rêves, désirs). Au cours des années soixante, tout devient présent; c’est-à-dire que c’est ici et maintenant que j’atteins un temps multiple, vécu instantanément dans l’instant présent. Dans d’éternels instants présents, qui réactualisent, parachèvent et intuitionnent les autres dimensions du temps. C’est donc une conception du temps qui anticipe le futur et se réapproprie le passé, en fonction d’un présent vécu concrètement.
Dans des environnements performatifs, le temps multiple se déploie au sein d’espaces-lieux intérieurs et extérieurs qui s’accroissent mutuellement. Ce qui nous amène graduellement à l’espace, car il est désormais impossible de dissocier temps et espace. L’ère de l’électronique  offre la possibilité d’un contrôle spatio-temporel instantané et simultané. Un espace à plusieurs points de vue apparaît, nous projetant dans un lieu global, à la fois régional, planétaire et même cosmique. C’est la résultante d’un éclatement de l’horizon terrestre qui dévoile une multitude d’horizons nouveaux, qui font reculer les frontières du cosmos. Ce vaste espace sera avant tout le prolongement d’une ouverture intérieure par la progression de la conscience sur l’inconscient. À l’image de l’ordinateur personnel naissant, notre cerveau et même notre système nerveux, tout entier, en se répandant, épouse la forme d’un grand corps universel « L’immensité est en nous. Elle est attachée à une sorte d’expansion d’être », nous dit Bachelard ( Poétique de l’espace, p.69). Dans ces environnements, les mécanismes des espaces psychiques et spirituels dominent les mécanismes électroniques.

Ici, le mot espace est synonyme d’expansion. Il puise à la source de l’immensité intérieure d’une conscience à faire naître, d’un pouvoir créateur à redécouvrir, d’une autonomie et d’une liberté collective à atteindre par les instruments de la démocratisation des arts et de la science, et par la fusion de l’art avec la vie quotidienne.
Aux antipodes de la planéité du modernisme, l’environnement amplifie non seulement la sculpture, mais aussi le rôle de ses spectateurs-participants. Il met en question la nature essentielle de la sculpture traditionnelle, en multipliant presque à l’infini les potentialités de son champ d’action, le prolongeant même jusqu’à l’atteinte d’une conscience d’être totale.

Franchir le passage de la modernité
à la postmodernité
Pureté, linéarité et homogénéité sont parmi les principales caractéristiques de la modernité qui s’effondre. Ce que j’intuitionnais comme réalité en cette décennie de l’ère spatiale n’avait plus rien à voir avec cette mentalité. Il fallait exécuter un virage. En créant des environnements interactifs, je commençais à vivre une sorte de rituel d’initiation à un monde nouveau que l’on nommera plus tard la postmodernité.
Paradoxalement, mes machines-sculptures cybernétiques exprimaient la fin d’une pensée-machine de type cartésien, pour s’aventurer dans une pensée systémique axée principalement sur l’intuition et l’imagination. C’est alors que je travaille à créer des réseaux qui tisseront de nouvelles hybridations de matériaux, disciplines, pensées, époques et styles différents. « L’homme unidimensionnel »  cédera sa place à l’homme multidimensionnel. La symbiose de l’art et de la vie s’accomplira pour réaliser l’union étroite : culture savante/culture populaire. La vie rendra ainsi l’art plus concret, le plongeant au coeur même de la quotidienneté, et l’art donnera à la vie un sens nouveau, lui fournissant surtout une éthique nouvelle, celle de la transcendance.

Comme assemblage ultime, j’ai voulu exprimer à l’aide de rituels ludiques d’une mythologique renouvelée, et malgré la course effrénée d’une population, une lente révolution humaine, vécue et accordée au rythme de la récente technoculture. Ce qui a nécessité à la fois de grands métissages et une recherche de substance à travers une oeuvre personnelle et collective. J’ai désiré de toutes mes forces incarner à chaque instant, dans la durée des espaces-lieux de cette époque, l’esprit du processus d’évolution de notre ethnie.

Maurice Demers
Espace 17 automne 1991